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VOICI LES 2 PREMIERS CHAPITRES DE MON PREMIER LIVRE DE VOYAGE














LE ROI DE LA PEDALE

 








Cyclotourisme en Asie du sud

Malaisie

Thaïlande

Cambodge

Vietnam

Chine (Guangxi et Guangdong)

 



 

  




Par Xavier KERROMEN

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SOMMAIRE

 

Chapitre 1 : Introduction: Malaisie                             Page 7

 

Chapitre 2 : Malaisie 2, le retour                                Page 13

 

Chapitre 3 : De Bangkok à Ho Chi Minh Ville            Page 65

 

Chapitre 4 : Une semaine chez les Viêt-Cong             Page 103

 

Chapitre 5 : Détention à l'aéroport                             Page 129

 

Chapitre 6 : Objectif Capitale                                    Page 139

 

Chapitre 7 : Le Dernier Voyage                                 Page 172

 

Remerciements : (voir liste)                                       Page 197

 

 

 

 

 

  

 

 

CHAPITRE 1

Introduction: Malaisie

 

 

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Avril 2018, Cameron Highlands, Nord-Ouest de la Malaisie.

 

         Pour mon premier voyage je m'étais rendu, sur les conseils d'une amie randonneuse, au centre de la Malaisie dans une région appelée les Cameron Highlands. C'est en altitude donc le climat y est plus frais que dans le reste du pays. J'avais entamé la marche depuis la ville de Ipoh, situé au Nord-Ouest à quelques kilomètres de la côte longeant le détroit de Malacca. Je m'étais fait prendre en chasse par des molosses au détour d'un temple en sortie de ville, ce qui m'avais valu de perdre mon téléphone. Je ne m'en étais rendu compte qu'une fois arrivé dans un magasin environ une heure plus tard. J'ai d'abord pensé me l'être fais voler dans ce même magasin, mais je suis ensuite retourné vers le temple, pour finalement retrouver mon téléphone sur la route avec de multiples fractures et aucun espoir de le réanimer.

          J'ai tout de même pris la route des Cameron Highlands dans l'après-midi et très vite un couple s'était arrêté pour me prendre en stop. Je voyais qu'ils étaient jeunes parents car l'arrière du véhicule était un véritable champ de bataille de jouets et autres trucs plus ou moins en miettes. Il nous aura fallu un bon moment pour arriver là-haut et jamais je n'aurais pu grimper tout cela à pied dans la journée. Ils me posent à l’entrée d'une agglomération, je n'ai aucune idée d'où je me trouve, mais je leur fais confiance, les remercie et prend congé. La ville est minuscule, les hôtels sont très charmants pour celui qui n'est pas trop à cheval sur le confort. Ce qui ne doit pas poser problème car l'activité principale des touristes de passage dans la région semble être la randonnée. Il y a neuf parcours sur la carte de l'hôtel, ils sont assez courts, j'en avale la plupart en deux jours. Les forêts sont magnifiques, ils en vantent l'ancienneté des arbres et c'est amplement mérité. Certains sont immense, je n'ai jamais vu une telle végétation auparavant, c'est encore plus beau après une pluie et je ne croise pour ainsi dire personne sur les passages en pleine jungle. Comme il n'y a pas grand-chose d'autre à faire dans la région, je décide de repartir d'où je viens, mais je sais qu'il me faudra trouver un moyen de locomotion. Dans ma quête de logis j'avais visité une auberge de jeunesse qui louait des vélos à mon arrivée, je décide d'y retourner et de voir comment ça se passe. Comme souvent avec les vélos de location, ils ne sont pas entretenus : les freins sont mous, les câbles usées, les pneus sous gonflés, le guidon désaxé, la selle branlante et j'en passe. C'est d'autant plus énervant que c'est un vélo de montagne de très bonne qualité avec une suspension arrière et un cadre hyper léger. J'informe le personnel de l'accueil que je repasserai demain matin pour le louer.

         Dans ma tête il y a deux options: soit je loue une demi-journée, puis leur retourne la bête après avoir fait mu-muse dans les montagnes. Soit je loue à la journée, ce qui me laisse environ 12 heures pour me faire la belle et retourner en basse altitude. Même avec une copie de mon passeport, je ne pense pas qu'ils iront me trouver jusque-là. Le soir venu, après une longue séance de méditation, je retiens l'option numéro deux. J'y retourne le lendemain aux aurores et ce que j'avais rapidement constaté la veille se confirme très vite sur la route: ce vélo est ingérable tant son entretien a été négligé. Nous sommes dimanche et il est encore tôt, rien n'est ouvert. De toute façon je ne pense pas pouvoir trouver une boutique de matériel par ici. Par contre je sais qu'il me faut passer devant la caserne de pompiers pour sortir de la bourgade par le nord et revenir dans ma ville de départ. Le portail de la caserne est ouvert, j'entre et me manifeste. Le pompier de garde me porte assistance très aimablement, il sort d'abord quelques outils du camion posté devant l'entrée, mais ça ne suffit pas. Il va ensuite chercher une boite à outils à l'intérieur du bureau d'accueil et je n'ai plus qu'à me servir. Je fais quelques réglages et ça va beaucoup mieux. Je le remercie et me casse direction le plus loin possible. Il y a beaucoup de côtes durant les premiers kilomètres, mais passé un long tunnel, ça ne fait plus que descendre jusqu'à  Ipoh. La seule difficulté à ce moment-là est que je n'ai pas de porte bagage, j'ai donc tout le poids de mon sac sur le dos, et en fin de parcours j'ai le postérieur qui crie au scandale. Je vais pour m'acheter un renfort de selle car il est impossible de poser un porte bagage sur un modèle comme celui-ci.

         De retour en ville je suis bien content de mon escapade et caresse l'idée de continuer à rouler jusqu'à la capitale. J'ai bien sûr un nombre de jour de congés limité, mais après un rapide calcul de kilomètres journaliers, ça me semble jouable. Globalement, le côté agréable du voyage est qu'il y a toujours des agglomérations, des cafés, des marchés ou divers lieux de repos le long de la route, c'est très facile d'acheter des fruits et des boissons. Ma principale inquiétude à savoir les hôtels, ne manquent pas non plus, même dans les plus petites villes je n'ai aucun problème à trouver couche molle pour pas cher.

         L'avant dernier jour, en arrivant dans la zone de Kuala Lumpur, je réalise qu'il me faudra prendre pas mal de grosses routes pour atteindre le centre-ville. Au bout de plusieurs heures d'agglomération à essayer de garder le cap de la capitale, je constate sur la carte que je suis encore très loin d'être arrivé en ville, je renonce pour faire halte dans une zone toute neuve. C'est plein d'immeubles d'habitations et d'entreprises de haute technologie. Un genre de Silicon Valley Malaisienne. Je trouve un hôtel très classe et très propre, ce qui me permet au passage de bien dégueulasser les couloirs vu que j'en ai plein les bottes. Je fais tache parmi la clientèle. Le lendemain, je fonce à l'aéroport et parviens même à y revendre mon vélo, ce qui fait qu'en bout de course il m'aura rapporté de l'argent. J'avais fait une petite pancarte avec mon carnet de note sur lequel j'avais écrit un prix. Un papa qui passait par là avec sa famille m'a proposé de sortir pour en discuter. Il tombait à pic car le personnel de l'aéroport commençait à se regrouper autour de moi.

          C'est ainsi que j'ai pris l'avion en me promettant de remettre ça au prochain voyage, en étant cette-fois ci, un peu mieux préparé. En écrivant par exemple une liste d'affaires a emporter dans le sac.

Liste d'affaire à emporter dans le sac:

•        Gants

•        Renforts de poignet

•        Corde

•        Serviette de bain

•        Vêtements longs

•        Casquette

•        Lampe frontale

•        Bandanas

•        Oreiller gonflable

•        Masques anti-pollution

•        Câble USB + Prise USB

•        Gourde

•        Renfort de selle

•        Bandages

•        Sacs plastiques

•        Boussole

•        Trousse de toilettes

•        Premiers secours

•        Ducktape

•        Petit sac à dos

•        Scéllés en plastique

•        Protection étanche pour téléphone

•        Protection étanche pour passeport

•        Protection étanche pour le grand sac

•        Kit à rustine

•        Pompe à vélo

•        Argent liquide

•        Câbles à crochets

•        Talque

•        Huile de graissage

•        Passeport

•        Carnet de note

•        Stylo

 

 

A acheter sur place

•        Briquet

•        Couteau

•        Outils pour vélo

•        Papier toilette

•        Cadenas à vélo

 










CHAPITRE 2

Malaisie 2, le retour

Mai 2018

  

 

 

 

9 mai 2018, aéroport du nuage blanc, Canton, Chine.

 

         NB: La raison pour laquelle le départ se fait depuis la ville de Canton est que j'ai effectué ce voyage durant la période où j'étais agent du service des visas au Consulat Général de France à Canton, en Chine donc. Et la raison pour laquelle je n'ai pas pu le faire en une fois est que j'étais contraint de le fragmenter en fonction de mes périodes de congés. CQFD.

         Pour mon second voyage en Malaisie, j'ai acheté le même billet aller qu'au premier : même jour même heure même compagnie même numéro de vol et même gros baveux qui gigote à côté de moi alors que j'essaie de dormir. Si le boulet de mon premier vol présentait tous les signes du manque de nicotine, celui-ci est marqué d'un surpoids flagrant. La graisse de sa jambe glisse sous notre accoudoir commun un peu plus à chaque assouplissement si bien que ça lui fait mal lorsque j'appuie dessus. J'essaie de trouver le sommeil et chaque fois que j'ouvre les yeux il est dans une position différente, je le trouve même agenouillé sur son siège dans le sens inverse, étrange personnage. Vers la fin du vol il parvient à se calmer et par bonheur le pilote annonce l'arrivée avec un quart d'heure d'avance.

         J'ai désormais 45 minutes au lieu des 30 prévues, pour attraper le bus de 6 heures, direction Telluk Intan, ce qui viens rendre l'option envisageable. Nous descendons vite de l'appareil et je fonce vers la queue des passeports étrangers, je prends peur car au détour d'un virage apparaît une interminable file, mais il s'agit en fait des acheteurs de carte SIM. Il y a deux stands qui en vendent avant même de passer la douane, je dois couper la file pour continuer ma route. Une fois dans la bonne queue, mes yeux se rivent sur la pendule à chaque fois qu'on avance d'un pas. Il faut un bon quart d'heure pour que ce soit mon tour, je déboule dans la zone d'arrivée, retire mille Ringits au même distributeur que la première fois et suis les panneaux indiquant les bus et taxis. C'est un étage plus bas, quelques comptoirs d'achat de billets, un pour chaque compagnie locale, aucun client. Je demande à la guichetière pour Telluk Intan, elle me tend un billet contre un peu de mes soussous, il est 5h58. J'ai très envie de pisser, mais encore plus envie de ne pas rater mon bus, d'autant qu'il se trouve juste devant moi et j'ai mon ticket en main, je le brandis au chauffeur qui le déchire et vais me poser au dernier rang, comme du temps des sorties scolaires. Je sors ma bouteille d’eau, mon sandwich (dwish pour les intimes) et attend d’être sur la route et de voir un lever de soleil pour déguster mon petit déjeuner. Pour l’heure je baisse le siège au maximum et pionce. Le Wi-Fi du bus fonctionne, ce qui me permet d’annoncer mon arrivée, mon couple d’amis autochtône Jason et Thumbleprint (c'est un surnom) passe me chercher au terminal des bus dans leur belle voiture familiale. On s’arrête d’abord dans un boui-boui pour manger parce que bon, aucune loi en Malaise n’interdit de prendre deux petits déjeuners : c’est un bol de nouilles aux légumes et poisson. Je les avais bien sûr mis au courant de mon plan d’action, le deuxième arrêt se fait donc chez un marchand de vélo, l’entrée de gamme est à 560RM (environ 120 euros), parfait. Ce n’est pas cher, c’est un Lerun tout terrain, pas de suspensions, freins V-break, pneus larges, relativement lourd. « Le poids est synonyme de fiabilité, je choisis toujours la fiabilité »N.D.L.R. C’est exactement ce qu’il me faut pour filer jusqu’à Bangkok contre vents et déluges et finir mon périple avec des cuisses de Zangief. Le vendeur est très aimable, il me fait une révision complète, m’explique comment changer les vitesses, ce qui est un moment assez cocasse, et me rajoute un porte bagage pour 10RM seulement et un porte gourde pour rien. Une fois le vélo testé et approuvé par mes soins, je paye et m’en vais avec l’époux de mon amie qui avait apporté son vélo de route dans le coffre de la voiture, tandis que madame doit aller faire une visite d’usine en ce samedi matin. Il me fait visiter la ville, le cœur de Telluk Intan est une grande place rectangulaire avec une tour penchée d’architecture chinoise. La légende raconte que durant la seconde guerre mondiale la tour étant l’édifice le plus haut du secteur elle fut utilisée comme réservoir d’eau et se mit à pencher. Une fois la guerre terminée, on retira la réserve, consolida la base et une grande horloge apparu sur son côté nord. Les locaux la comparent à la tour de Pise.

              Ensuite je m’en vais découvrir ma première chambre d’hôtel du voyage, Jason, a son école de plongée dans un des rares complexes hôteliers de la région, unique en son genre car il est le seul à posséder une piscine de 3 mètres de profondeur. Il a donc son école juste là, au sein même de l’hôtel. Je discute avec lui un moment avant de faire une sieste sur son canapé, tout content de m’être trouvé un vélo si vite et si bon marché. Il me réveille, une fois son épouse revenue avec mon sac à dos, je peux donc procéder au check-in. Pas le temps de niaiser, il me faut redescendre pour que nous allions déjeuner en ville, on tourne en rond une bonne dizaine de minutes, et pour cause, nous sommes en plein territoire musulman et le Ramadan vient de commencer.

              On finit par se diriger vers un restaurant occidental de nom, qui en fait propose tout un éventail de plats chinois, mais la décoration fait très bar européen, pour moi un poulet sauce aigre-douce. De retour à l’hôtel je me prélasse sur le lit en pensant à mon itinéraire. Je fais une sortie pour passer au Mr.DIY que j’avais repéré durant la balade à vélo, un équivalent de Castorama, j’y trouve les câbles d’attache dont j’avais besoin pour fixer mon sac au porte bagage, mais pas de couteau de voyage. Je parcours quelques rues, suis de menues indications et finis par entrer dans une vieille boutique crasseuse tenue par une indienne aussi âgée que pauvre. J’ai l’habitude de faire des signes avec les mains pour me faire comprendre et la mimique du couteau est simplissime, je la fixe quand elle retourne derrière son comptoir et aperçois une dague accrochée à l’étagère derrière elle, je lui montre et elle me la pose dans la main. C’est un très beau couteau, avec un fourreau en cuir, la lame est longue et incurvée, il y a le motif d’un œil à la base de la lame, la bague est très sale mais c’est du solide, peut-être même que cette lame a pris quelques âmes avant de finir ici. Ce n’est pas un couteau de cuisine ni de voyage, c’est une véritable dague indienne ancienne très sobre et de très bonne facture. Elle ne coûte que 15RM, qui passeront à 12 après négociations. Au quotidien j’ai horreur de négocier, surtout en Chine où je vis, mais en mode vacances les vieilles habitudes refont surface. J’ai désormais toutes les cartes en mains pour bien commencer mon voyage, je rentre à l’hôtel. Mon amie m’avait montrée une application permettant de savoir à quelle heure le soleil se couche selon les autorités religieuses nationales, et donc de savoir à partir de quand on peut se faire remplir la gamelle. Mais ce soir ses enfants veulent aller manger au KFC, je décline l’invitation pour des raisons culinaires évidentes. Le soir je consulte ma carte et suis convaincu d’avoir le temps de remonter jusqu’à Bangkok en 13 jours. C’est décidé, objectif Pink Panther!

 

Deuxième jour

         Levé sept heures, Thumbleprint m’avait envoyé un message me disant qu’ils se lèvent plutôt vers 9h. Je fais donc mes aux revoir par wechat, pas très cool, d’autant que l’on a même pas eu le temps de prendre une photo les 3 et je n’ai pas vu les enfants. Mais je suis trop excité à l’idée de prendre enfin la route en solo et je n’ai pas du tout envie d’entamer mon périple en milieu de journée. Je quitte l’hôtel, la caution était de 50RM mais ils ne m’en rendent que 40 prétextant que les 10RM sont la taxe de tourisme, un connard de plus dans le monde du tourisme. Je fonce et sors de la ville par la route nord.

         J’entame enfin mon vrai voyage. Dans un premier temps il me faut suivre la A109 jusqu’à la fin, puis longer la rivière qui remonte plein nord. j'ignore comment, mais mon application Maps.me arrive à me localiser, mon téléphone indique un signal mais aucune fonction internet ne marche sauf la localisation par cette application, étrange. La route est aussi bonne que le temps, il est cependant très difficile de trouver à manger, mais il semble aussi qu’il y ait moins de monde sur la route que durant mon premier voyage Ramadan oblige. Je finis par acheter mon petit-déjeuner dans une épicerie de campagne, elles sont toujours un peu glauques car tout est à l’intérieur et ils n’allument jamais durant le jour. Ils restent dans l’ombre pour se protéger de la chaleur, je mangerai ensuite mon cake à la banane et mon lait de soja à un arrêt de bus désert pour ne pas trop me faire remarquer. Il y a de très belles maisons dans la campagne Malaise, on peut sentir qu’ils prennent le temps de construire des lieux de vie agréables. J’entame ma série de clichés sur les animaux écrasés, lors de mon premier voyage cela m’avait interpellé, il y en a partout: rats, lapins, chats, poulets, varans, oiseaux, scorpions, grenouilles et les grand gagnants: les chiens. Ils ont tellement de chiens errants qu’ils constituent logiquement la majorité des victimes. Certains sont juste inertes au bord de la route mais pour ceux qui choisissent de partir en beauté, ils sont littéralement éclatés sur la chaussée, la plus belle performance est un animal tellement éparpillé qu’il m’est impossible de l’identifier. Il est à moitié dépecé, une grosse giclée de sang en direction du bord de la route, les organes éclatés et une partie des côtes s’est détachée un peu plus loin.

         Mon couple d'amis m’a incité à mettre un drapeau d’UMNO sur mon vélo, le parti du tout frais premier ministre Mahathir Mohamad, qui constitue à l’évidence une vague d’espoir pour lutter contre la corruption qui sévit dans les hautes sphères. En passant devant un des quartiers généraux de campagne, je me saisis d’un drapeau qui manquait de tomber dans la vase du bord de la route, brise le bambou au bon niveau et le fixe au porte bagage, j’ai trop la classe.          Aucunes ristournes ce jour-là, mais une bonne salve d’encouragements et de coups de klaxons durant le trajet. En arrivant vers mon premier objectif de la journée, je trouve enfin des magasins de fruits, j’achète des bananes, le vendeur me dit de ne pas manger dehors. La boutique suivante vends des grosses mangues et des oranges à la peau verte, enfin un troisième planté sur un carrefour fait étalage de ses grosses noix de coco, la reine des fruits du voyageur: prenez une noix de coco bien fraîche que le vendeur aura ouvert par le dessus, buvez le lait jusqu’à la dernière goutte, puis à l’aide d’une cuillère, mangez la chair à l’intérieur, pour cela il est préférable de couper la noix en deux, deux ou trois par jour suffisent à pédaler sans s'arrêter. Je demande au vendeur si je peux la manger sur place il me dit que oui bien sûr pas de problème, son voisin, qui lui avait compris ma question, lui fait la traduction. Le vendeur se met alors à gesticuler et s’excite sur sa chaise en plastique puis dit «non, non, non, manger à la maison» en anglais dans le texte. A la maison? J’ai vraiment l’air d’être de la région? Je ne sais pas si je dois me sentir flatté.

         Je passe donc sur ce vendeur et continue ma route en abandonnant les noix de coco à leur triste sort, après tout, j’ai déjà plein de fruits dans mon sac qui pèse bien lourd. A l’entrée de la ville suivante, trois chiens me prennent en chasse, et au son de leur grognement, ce n’est pas pour jouer avec mon drapeau. Je n’ai pas de bâton en bois comme lors du premier voyage, et impossible de leur demander une trêve le temps de sortir mon couteau. Je me hisse alors en équilibre sur une pédale et envoie un coup de pied parfaitement placé dans la gueule du chien qui avait sa gueule grande ouverte à trois centimètres de mon  mollet. C’est tout de même fou que des chiens s’attaquent au premier vélo qui passe sur la route principale de l’entrée de la ville, on pourrait se croire dans Mad Max s’il n’y avait pas autant de verdure. En tout cas les babines de chiens sont idéales pour amortir les chocs. C’est en atteignant Bervas que je fais la pause existentielle, je consulte mes options: j’ai mal aux genoux, un peu aux fesses, j’ai fait 81km et il m’en reste 48 pour atteindre ma ville étape. Un peu moins si je m’arrête dans un hôtel au sud de la ville, pour une première journée de route ça fait un peu beaucoup. C’est alors que la chiasse me prend, un resto chinois, je commande un thé au sucre sans lait, et vais monopoliser les toilettes durant une bonne dizaine de minutes. Des vieux fument à l’entrée où j’ai garé mon vélo, c’est une vraie famille chinoise à l’ancienne, quatre générations sous le même toit et un grand escalier longeant le côté de la salle pour monter au logis à l’étage. Il est deux heures et demie, je décide de me reposer trente minutes et de prendre ma décision à trois heures. Je n’ose pas retourner aux toilettes une nouvelle fois car il y a une jolie demoiselle parmi la relève de la famille, je n’ai pas envie de partir sur un doublet, mais c’est mon second jour de changement de régime alimentaire et les risques sont trop grands. Je retourne tout de même à la salle de méditation m’accroupir un moment avant de reprendre la route, cependant le doute m’habite: dans trois heures il fait nuit, je suis claqué et pas en confiance vis-à-vis de mon transit. Pour finir ma carte n’indique aucune ville avant Taiping à 45km. En reprenant la route je passe devant une pancarte indiquant «Homestay» à 10km, je dois dévier de ma route sur les derniers kilomètres, mais dormir chez l’habitant est une option qui me branche et si je trouve la maison, je termine la journée tranquille. Les drapeaux de partis politiques jonchant la route sont désormais tous différents du mien et il y en a une forte concentration, je décide donc de me séparer de mon drapeau a un kilomètre de l’arrivée afin d'éviter l'incident diplomatique. Je trouve la maison, la barrière, les portes, fenêtres, tout est fermé, la pancarte annonçant le logis est rentrée dans la cour, aucune autre activité que quelques chats qui m’observent avec la nonchalance qui leur est propre. Merde, je suis dans la merde. J’ai remarqué que sans le drapeau je vais plus vite, il m’aura valu bien des encouragements mais pour l’aérodynamisme, on repassera.

         Avec mon nouveau rythme de croisière, je tente l’aventure jusqu’à Taiping. Mes jambes sont mortes, il y a plus de relief qu’avant, ou peut être que la fatigue me donne cette impression. Les bornes kilométriques indiquent une autre ville exactement à mi-chemin, je la retrouve aussi sur ma carte, mais il semble que rien ne s’y trouve. En arrivant sur place, il y a un grand marché aux fruits qui longe la rue principale et quelques habitations, il y a même un motel mais qui ne m’inspire pas du tout confiance. Comme j’ai déjà fait la moitié du parcours et que j’ai un regain d’énergie après mes deux bananes, je décide l’aller jusqu’au bout. J’arrive par le sud de la ville et trouve un fort joli «Homestay» dans un pavillon. Le type de la réception me fait visiter une chambre, c’est propre, je suis un acheteur compulsif fatigué, sale et il commence à faire nuit, je prends et j’inaugure mon petit savon de Marseille de voyage.

 

Troisième jour :

         La nuit est un cauchemar, j’ignore si j’ai dormi deux heures ou cinq, la circulation n’a pas arrêté de toute la nuit. Au petit matin, un scooter démarre juste à côté de la fenêtre de ma chambre et m’en met plein les ouïes. Petit déjeuner au lit: mangue, bananes, gâteau à la banane, eau. Je prépare mon sac en prenant soin d’oublier l'adaptateur et le câble de recharge du téléphone. Il me faut traverser la ville et sortir par le nord, mais il pleut des cordes, j’attends 8h30 que ça se calme et c’est l’occasion de tester le mode anti-pluie: sac de protection sur le vélo, petit sac à dos sur le dos et je me couvre de mon pare-pluie Décathlon, parce que je le vaux bien. Il pleut toujours un peu, la route est bonne mais bien gaugée, j’en prends plein les mules et mon gros sac fixé au porte bagage essuie toutes les projections de la roue arrière. Une fois la route sèche, je retire mon protège-pluie, l’enroule autour du gros sac et utilise ma seconde corde pour fixer le petit sac à dos par-dessus le gros qui lui est allongé sur le porte bagage. J’aurais dû faire ça depuis le début.

         Sans rien sur le dos, la route semble plus facile. Premier obstacle de la matinée, un arbre à chuté sur la route, embarquant un câble électrique, la tempête de cette nuit a fait des dégâts, mais les véhicules peuvent encore utiliser l'autre moitié de la route. J’ai encore ce problème de ravitaillement, il me reste des fruits de la veille, mais un bon repas serait le bienvenu. La ville où j’arrive est très animée, les véhicules se bouchonnent sur l’axe principal jonché de marchands de fruits. Je m’offre quatre oranges vertes, j’adore ça, le bout de la rue laisse entrevoir un restaurant, et en plus, il y a des gens dedans! Ni une ni deux, je m’approche du cuisinier qui a son énorme plaque chauffante à même la rue à l’entrée de la salle principale, je commande et m’installe.

         J’atteins mes objectifs secondaires improvisés les uns après les autres, bien que le dénivelé soit plus important que la veille, mon avantage est que je ne traîne plus ce putain de drapeau qui vole au vent. J’aperçois des bœufs qui broutent sur des tombes traditionnelles sur un flanc de colline, il y a un petit chemin qui me permet de me rapprocher, mais tout le monde détale dès que je descends de mon vélo. Je me suis approché trop près et loupe une magnifique photo. En empruntant une encore plus petite route de campagne, j’atterris dans une rizière, il me suffit de continuer à longer le canal d’irrigation et je découvre un magnifique spectacle, une famille me double en scooter tandis que j’étais à l’arrêt pour immortaliser le paysage. Le vert des tiges sortant de l’eau est si intense que je n’aurai même pas besoin de retoucher le cliché. La sortie de zone est fort moins agréable, un feu rouge me stoppe sur une fin de montée, les poids lourds passent et repassent devant moi tandis que le soleil tape fort sur mon crâne. J’arrive au niveau d’un temple plein d’un vide attirant, il n’y a pas de murs, juste des piliers et un toit protégeant une statue de divinité entourée de deux animaux qui ensemble-il font face à une pièce avec un autel à l’intérieur, le tout très sobre et très sale. C’est un abri parfait pour une bonne pause fruits. Ma dague indienne se montre forte utile, d’autant que je trouve une pierre à aiguiser qui servait à maintenir un petit journal rempli de prières. En finissant de grimper la dernière colline avant la ville étape du jour, deux stands de nourriture sont installés côte à côte en son sommet, le stand de poulet possède un grand barbecue maison, au pied duquel est posée une batterie d’automobile, les deux pinces crocodile amènent le courant jusqu’en haut du barbecue où un moteur fait tourner une chaîne de vélo qui engage trois tiges en rotation permanente, lesquelles tiennent chacune une brochette de poulets ouverts par le ventre. Ils me font envie, leurs cuisses sont encore plus luisantes que les miennes. Je commence par un drink sur le stand voisin, du jus de maïs avec du sucre liquide et des glaçons, boisson très prisée des routards. J’en bois une partie et mets le reste dans ma gourde pour aller rôder près des poulets en rotation, il m’en faut un c’est une évidence. Le seul problème qui me vient à l’esprit est le transport, après une demi seconde de réflexion, je me dis que mes affaires sentiront le poulet un jour ou deux et que c’est pas grave. Comme j’ai cassé l’un de mes câbles à crochet, je mets le poulet dans mon petit sac et ce dernier retourne sur mon dos.

         La suite du parcours est une ville fantôme, des centaines de maisons, pavillons et doubles villas couvrent plusieurs collines, toutes les maisons sont finies, aucune trace de fin de travaux et personne n’habite là, pas une âme. Un vrai coin de paradis. Je finis par trouver une zone résidentielle vivante, les maisons ici ne sont pas de pâles copies les unes des autres, un ultime bout de route bourré de camions et mon objectif sera à portée de guidon. Je tente de suivre les indications de mon application pour trouver des hôtels, mais vraiment le mieux c’est d’y aller au feeling, parcourir les rues et observer. Le premier que je visite me convient, la réception est très propre et le réceptionniste serviable. L'un des murs du hall de réception est couvert d'un immense miroir, j’ai l’air d’un sauvage qui débarque du bout du monde avec ses coups de soleil, ses cheveux en bataille et son vélo dégueulasse laissé dans l’entrée. Un couple asiatique apparaît et se pose derrière moi. Tandis que je monopolise le réceptionniste, la fille n’arrête pas de me mater par l’intermédiaire du mur vitré, je retire mes lunettes, me recoiffe, et attache mes cheveux, elle ne m’a pas quitté des yeux, enfin je ne sais pas trop puisque j’avais enlevé mes lunettes. Les banalités d’usage passées, le réceptionniste me conduit à ma chambre et je constate par observation de ma cheville, un bronzage bien marqué et ce dès le deuxième jour. Je peux enfin déguster mon poulet accompagné de dattes et de bananes. J’ai oublié l’adaptateur et le câble de recharge à l’hôtel de ce matin, mon téléphone affiche 60% de batteries, on va dire que ça peut tenir jusqu’à demain car je n’ai vraiment pas envie de sortir, d’autant que j’ai du lavage et du repassage à faire, c’est pas une vie vraiment toutes ces corvées. Non pas que le repassage soit d’un intérêt esthétique primordial dans ce cas, mais c’est un substitut de séchage redoutablement efficace, de même que le sèche-cheveux pour les chaussettes.

 

Quatrième jour

         10h, le nouveau record de départ, pas de stress, je finis le poulet, la grosse moitié de mangue est collante et plus foncée que la veille, poubelle. Quelques dattes et une mini banane et je suis bon. Il me faut à nouveau sortir de la ville, mais cette fois-ci j’atteins vite la mer sur la côte Ouest. Une petite route longe la plage, c’est un village de pêcheurs comme il y en a des centaines dans ces régions, un enfant en vélo croise ma route, il me tire la langue avec un grand sourire. Plus loin un rideau de fer m’empêche de continuer sur le bord de mer, j’aperçois derrière une grosse machine qui enfonce d’énormes pylônes métalliques dans le sable. Je contourne alors par les rizières, le bord de mer en est couvert, commence alors une piste parsemée de palmiers, dindons et vaches qui me vaudront de belles bouses collées aux pneus. Le premier point d’arrêt est un pont en construction reliant une île à environ un kilomètre de la côte, la structure est achevée, ils sont en train de poser l’asphalte. Je traverse en disant bonjour aux ouvriers. Arrivé au milieu du pont, quelques pêcheurs sont posés là, certains ont même monté des abris et posent leurs séries de cannes à pêche bien en rang tout le long de la barrière. Je n’ai pas très envie d’aller sur l’île, je pense qu’il n’y a rien et le pont n’est pas très engageant, je fais quelques photos, tombe la chemise et repars de plus belle dans la boue de la piste.

         La plage de sable noir est couverte de déchets plastiques, je n’avance pas vite, il va me falloir rattraper tout ça une fois de retour sur la route. Après une bataille de regards avec une vache qui monopolisait toute la largeur de la piste, je sors enfin de ce bourbier pour finir dans un ultime village de pêcheur.

         Une fort jolie maison abrite un tuyau d’arrosage, je pose ma monture et tape à la porte. Une petite fille se présente, je me tourne vers le tuyau pour lui indiquer que je souhaite l’utiliser, mais elle en profite pour disparaître, quelques secondes plus tard, un mâle d’âge mûr ouvre la porte, le regard dur et assuré, il me dévisage sans dire un mot, ses traits sembles marqués d’une sévérité assumée. Il marche en direction du tuyau, impassible, il aurait pu garder les dehors du patriarche autoritaire s’il n’avait pas été uniquement vêtu d’une serviette de bain sale et de chaussures de plage. Il me laisse utiliser son long tuyau… j’enlève toute la merde du cadre et surtout des pneus, un passage sur mes jambes et aussi mon sac. Cette petite douche est plus que bienvenue puis je repars de plus belle dans les rizières pour rejoindre la route K1. Je n’ai pas trop la forme et je vais manquer d’eau, mais il y a toujours des boutiques sur le bord de la route, l’arrêt suivant est un long stand qui propose des pâtisseries, des nouilles, de la viande, je me pose là et réfléchis à mon avenir. Un ancien assis au milieu de tout ça me dévisage, c’est assez dérangeant quand, en plein ramadan, un musulman traditionnel vous regarde droit dans les yeux tandis que vous dégustez un repas en plein après-midi sous une faim de loup. Je me remets vite en selle et roule plein nord autant que faire se peut. Le soleil commence à tomber et j’atteins une ville, une tour est érigée là au milieu, c’est un hôtel de grand standing, le homestay indiqué par ma carte n’existe pas, ou plus.

         Je tourne dans le quartier mais n’en décolle pas car il y a une food-street très appétissante, un business hôtel que je n’avais pas vu m’ouvre ses portes non loin de là. La chambre est petite, sans fenêtre, mais propre et le lit confortable. Je traîne mon problème de recharge de batterie une nuit de plus car le vendeur d’en bas me prends pour un con. En attendant je le recharge à la réception. Dans la nuit, je finis de partager mes photos de coups de soleil et m’impose une extinction des feux à 11h pour ne pas me faire avoir comme ce matin, une chaîne sportive vient de repasser les grands moments des matchs des légende de Roland Garros des vingt dernières années, je tombe sur Agassi et remonte jusqu’au dernier tournoi, après avoir vu ça je peux dormir tranquille. La climatisation fait un boucan d’enfer, en la coupant, la discussion de mon voisin de chambre devient tout à fait audible, l’isolation est nulle car les chambres sont communicantes. Deux portes ouvrables seulement de nos côtés respectifs, qu’est-ce qu’il peut causer cet abruti avec sa voix de joufflu et son rire bedonnant. Je l’imagine aisément avachi dans son lit, ses éructions nasales ont tout du gros porc, ce qui est un comble pour un pays musulman. Quand j’affiche l'horloge de mon téléphone il est 0h51, cette fois c’est sûr je n’ai plus assez de temps pour bien récupérer. Demain sera peut-être l’occasion de passer en mode sieste l’après-midi. J’ouvre la porte qui communique avec la sienne, tape à la sienne et lui dit qu’il est l’heure de dormir, comme sa personnalité le laissait deviner, il s’en branle et me la fait à la chinoise, il baisse d’un ton environ 3,6 secondes puis repart de plus belle. Je sors mon couteau, ouvre à nouveau la porte et grave en lettres majuscules SHUT YOUR MOUTH, avec un bel encadrement et quelques fioritures, j’aurais pensé que les bruits de couteaux sur la porte auraient activé en lui quelques connections synaptiques, mais il n’en est point. Il se met même à chanter au téléphone, il est bientôt deux heures, une fois ma pyrogravure achevée, je lance cinq frappes sur la porte. Cette fois-ci il semble y avoir réaction, il sort du lit et ouvre la porte de son côté, il passe un coup de fil à la réception, pense-je, car il se met à pester bien fort, la dimension pathétique du personnage gagne en épaisseur quand il prend soin de formuler les phrases de menace en anglais à base de «no body can fuck with me okay?», tandis que le reste est en patois local  et autres variantes. Comme il n’en finit plus de râler je passe sur du foot. Il y a le match Tottenham contre New England, je suis en veine ce soir d’autant qu’une autre chaîne passe un documentaire sur les joueurs de foot de légende passant en revue Pelé, Zidane, Maradona, Ronaldo (le Brésilien, pas le Portugais), Conté, etc.

         Je vais peut-être en chier demain, mais au moins j’aurai eu un bon programme, comble de l’ironie, mon voisin de chambre se met à dormir. Je le sais car il ronfle comme un Cerbère, il fait encore plus de bruit que quand il était au téléphone. En bout de course, il me reste trois heures de sommeil et j’arrive tout de même à me réveiller avant l’alarme, il n’est pas tout à fait six heures, mon voisin ronfle de plus belle, je prépare mes affaires, un thé, quelques dattes et m'en vais de cet endroit.

         La route au petit matin, c’est un moment magique, le soleil apparaît, les routes sont silencieuses. Pour optimiser ma journée, je décide de prendre la voie rapide, elle fonce plein nord jusqu’à la frontière puis continue jusqu’à une ville portuaire de la côte Est de la Thaïlande pour un total de 126km, faisons cela. La voie rapide est assez dense cependant, beaucoup de véhicules lourds qui me frôlent à toute berzingue, des grands malades les camionneurs sur cette portion. Je passe devant une, puis deux, puis trois boutiques qui vendent des assurances pour la Thaïlande, des services de réservation d’hôtel, de parkings, et de taxi. En consultant ma carte, je me trouve actuellement à 16km de la frontière, un premier arrêt écriture s’impose. Cela va faire deux jours que j’arpente les routes de Malaisie en chantant « it’s not unusual » de Tom Jones, en franchissant la ligne imaginaire, je me dis qu’il serait bon de changer de disque. La frontière est une formalité, je sors de Malaisie par la ligne des deux roues avec un coup de tampon, traverse la zone en passant devant un supermarché de duty free douteux, des gardes Thaï observent les véhicules qui franchissent le poste. Ils me font signe de passer comme si je dérangeais, personne ne veut contrôler mon passeport, je zigzague là au milieu pour franchir une ultime barrière et me voilà de l’autre côté.

         Je tombe nez à nez avec une grande concentration de bus qui font la queue pour passer la frontière, la rue principale est en travaux, dans les ruelles on trouve une grande quantité de bars, karaoké et salons de massages crasseux, pas de doute je suis en Thaïlande. Je repars après avoir changé mes restes de Ringgits et retiré du cash, la route est tout aussi dangereuse à cause des camions de la mort, mon 1er arrêt est un charmant restaurant, la cuisine est en plein air et à côté se trouve une dizaine de petits abris avec en dessous une table et deux bancs le tout d'un seul bloc et en bambou. Ici aucun problème pour se repaître, je peux commander tout le menu si j'ai envie, terminé le Ramadan! C’est une expérience amusante de voir un précepte sacré se faire stopper à la frontière comme un migrant. Je commande un splendide riz sauté aux fruits de mer très joliment présenté avec des rondelles de concombre et un verre d’eau glacée puis m’évanouis dans une sieste salvatrice. Il me semble que j’arrive à me reposer, les clients autour me voient me relever du banc et semblent curieux. Ça n’est pas le moment de mollir, au pays des pédales, le cycliste est roi. Je reste malgré tout sur la route principale, ça me simplifie la vie, je sais que je n’ai plus qu’à foncer tout droit jusqu’au bout. Je passe une sortie d’usine submergée de vendeurs de fruits et d’ouvrières en uniformes bleus qui font toutes leur marché. Je traverse ensuite une zone de travaux dégueulasse, puis un pont pour apercevoir un bouddha en or couché sur l’île ou me dépose la route du pont. Il n’y a pas grand-chose, mais je prends le temps de faire un tour, elle est peu habitée, un peu comme un lieu spirituel détaché de la folie urbaine. Il y a un hôtel de bon standing, un autre plus abordable avec d’adorables petites maisons individuelles, ce sont des hôtels pour les touristes locaux, chaque maison a sa place de parking couverte. La dame me fait comprendre qu’il m’en coûtera 450 Bahts (environ 13 euros) plus 200 pour les deux clefs, je lui dis que je n’en veux qu’une mais elle ne veut rien savoir alors je file. Sur ma carte il y a un « vintage bungalow » situé de l’autre côté de l’île à trois kilomètres, j’y déboule, c’est très rustique, le portail en bambou décoré est fermé par une chaîne rouillée, mais il est très facile de passer sur le côté. Je continue d’appeler au patron en faisant effraction et me méfie d’éventuels chiens. L’endroit est chouette, c’est une grande cabane sur de hauts pilotis, le sol est nature avec un espace cuisine, une longue table et pleins d’ustensiles plus ou moins rangés. C’est sale mais on sent que des efforts ont été faits pour donner au lieu une atmosphère conviviale, il y a encore beaucoup de couverts et d'objets sur la grande table centrale, c’est comme si une grande fête avait été donnée et que tout le monde avait soudainement quitté les lieux. A l’étage il y a quatre chambres et deux salles d’eau qui donnent toutes sur une longue pièce ouverte pouvant à priori servir de salle de yoga, tout est construit en bois et peint en noir, une mâchoire de requin et un crâne de buffle ressortent parmi les autres ornements. Je constate que l’eau et l’électricité ne sont pas coupées, je profite même de la connexion Wi-Fi en me disant que le propriétaire devrait rentrer sous peu. Dans le pire des cas, je squatte à l’étage, les chambres sont verrouillées mais pas les salles d’eau et dans la pièce ouverte il y a une quantité de coussins largement suffisante à disposition, je n’aurai qu’à dormir par terre.

         Je pars donc sur ce plan et ressort acheter de quoi me sustenter pour la soirée et le lendemain matin. En re-déboulant devant le portail en bambou, je vais pour accrocher mon vélo sur un arbre caché au bord de la route quand la voisine d’en face fait son apparition. Je lui demande si le propriétaire va revenir, elle me fait signe de partir, comme pour me chasser puis commence à marcher le long de la route en se retournant sans arrêt vers moi. Elle s’arrête environ cinquante mètres plus loin, arrache des feuilles et commence à les mâcher tout en me scrutant, j’ai affaire à une vieille commère et je suis en plein sur son territoire, mon plan de squattage ne va pas être facile à mettre à exécution. D’autant que c’est au tour du mari de sortir de leur maison qui est juste en face du portail, il sort son téléphone et commence à me prendre en photo, ou à me filmer je ne sais pas trop, un couple du tonnerre. Je me retourne vers le portail, il y a une adresse E-mail et un numéro de téléphone, le propriétaire répond mais il n’a pas l’air chaud pour ouvrir son établissement pour un seul touriste. Il me dit connaître un autre endroit pour dormir, il va m’annoncer. Je mémorise le nom et repart en demandant ma route à tous les passants. Il commence à faire nuit, mais pas assez pour que je réalise que l’endroit en question est celui de la dame aux deux clefs. J’ai une lueur d’espoir en voyant un autre établissement non loin de là, qui m’avait échappé à l’aller, il faut grimper un chemin de terre au milieu de la forêt sur une bonne centaine de mètres. C’est encore un hôtel pour locaux avec maisons et places de parkings individuelles. Je m’arrête devant un genre de grande cabane ouverte que j’imagine être la réception: Hello ? Le chien assis là devant une grosse télévision allumée n’a pas l’air content de me voir. Je crie un bon coup et un homme qui était allongé apparaît derrière le chien, tandis que ce dernier deviens hostile. L’homme vient me voir mais la bête le devance, il se contentera de retenir son chien en me disant de partir, je remonte sur mon vélo est retourne finalement au premier hôtel. Cette fois-ci c’est le fiston, que j’imagine rentré de l’école qui me fait visiter. Il parle un peu anglais et m’explique que les 200 Bahts sont en fait une caution que je récupère au moment de redonner les clefs, tout est bien qui finit bien, je prends la chambre. J’ai une télévision, un frigo, une terrasse et une place de parking, un peu de lessive s’impose et comme de juste je n’ai pas pensé à acheter de chargeur, je suis à 38% de batterie et ils ne me prêtent pas de chargeur cette fois-ci. Cela risque de poser problème demain mais mon avantage est que je suis sur l’île de Ko Yo située au niveau de l’étroit bras de terre au sud de la Thaïlande, donc quoi qu’il arrive, il me suffit de suivre la route principale plein Nord, je peux me passer du téléphone tant que j’ai ma boussole.

 

Cinquième jour:

         Je n’allume mon téléphone que pour consulter l’heure: 7h34, départ fixé pour 8h, aucun problème pour récupérer ma caution et j’ai bien dormi. Je peux entamer le cinquième jour sereinement. Je quitte l’île par un autre pont en direction du nord et très vite je croise un panneau « plage 2km », il n’en fallait pas plus pour quitter la route principale, et voici sur la première étendue de sable du périple, les stands de vendeurs sont encore fermés il n’y a que moi et un type qui a garé son scooter pour semble-t-il aller méditer sur le sens de son existence. La plage est jonchée d’ordures, beaucoup de plastiques, peut-être la marée, car certains déchets sont carrément de l’autre côté de la route. Plus loin il y a des villages de pêcheurs, c’est pauvre et très sale, genre d’endroit où un citoyen ordinaire de pays développé dirait: « ils pourraient nettoyer quand même, surtout qu’ils ont que ça à faire, regarde, ils font tous la sieste, je ne comprends pas que des gens puissent vivre dans une bauge pareille ». Deuxième option, les déchets sont ramenés dans les filets des pécheurs et ils les balancent ici et là. Les pistes et les petites routes sont tellement crades que ça me casse ma moyenne, je retourne sur la route principale, ma boussole indique plein nord, la route continue à perte de vue, il n’y a plus qu’à pédaler. De grosses gouttes se mettent à tomber et le taux d’humidité semble se multiplier à chaque seconde. Il y a toujours un restaurant qui traîne sur le bord de la route et cette section ne fait pas exception, deux vieilles dames discutent tranquillement comme si de rien n’était, tandis que le déluge du jour entame son grand nettoyage. Je leur commande un plat tout simple, du riz blanc avec du poulet frit que je déguste en contemplant la route se faire inonder durant une dizaine de minutes, c’est typique de l’Asie du sud-est, ces énormes pluies qui tombent sans prévenir et s’arrêtent aussitôt. D’ailleurs ça recommence un peu plus tard, mon second abri sera une maison en construction, tout est encore de briques et de béton, une colonne d’eau se déverse des escaliers nus et vient inonder le niveau ou je me trouve, cette fois-ci je prends le temps de passer en mode anti-pluie, comme ça, ne n’aurai plus besoin de m’arrêter. Malheureusement, c’était sans compter sur un panneau indiquant un restaurant à 500 mètres, s’il est indiqué, et de si loin, c’est qu'ils en ont de la bonne. Un second panneau l’indiquant à 100 mètres confirme mon hypothèse, j’y arrive et, comble du destin, ils font exactement le même riz sauté qu’hier midi, après avoir passé la frontière. Il n’est pas aussi bon que la veille, mais je pense que cette différence d’appréciation est entièrement psychologique. C’est tout de même un excellent déjeuner et je peux même recharger mon téléphone grâce au câble acheté au 7/11 de la station-service d'en face. Il va continuer de pleuvoir tout l’après-midi par intermittences, j’en prends pleins les chaussures jusqu’au caleçon et j’adore ça. Je continue de monter la nationale 408 et le soleil finit par baisser. Sur une large intersection se trouve un regroupement de vendeurs de fruits, légumes, viandes, même semble-t-il un marché couvert. Je m’arrête pour consulter ma carte, une vendeuse m’aguiche, je l’ignore puis range mon téléphone pour continuer ma route, elle m’appelle à nouveau, je me retourne vers elle : « ou vas-tu ? » me dit-elle en anglais.

- Je ne sais pas je cherche un hôtel

- Continue par là, il y en a un. Dit-elle en m’indiquant la 408 plein nord.

         C’est parfait, je vais jeter un œil, c’est encore un hôtel pour locaux. Moins confort que la veille mais cela reste juste parfait pour moi, je me fends même d’une chambre VIP à 500 Bahts la nuit (environ 13 euros), y en a qui se refusent rien. Il n’y a nulle part où dîner alentours, je dois remonter sur mon fidèle destrier et retourner du côté du marché. Pour la première fois, je vais goûter une fondue locale. C’est à nouveau une table avec deux bancs de chaque côté, protégés par un toits le tout fait d'un seul tenant en bambou, il doit sûrement y avoir une usine qui fabrique ces trucs-là car on en trouve partout. Côté nourriture le principe est le même que la fondue chinoise, nom très mal choisi cela dit en passant car c’est un récipient où de l’eau bouillante attend de faire cuire votre dîner, rien n'y est fondue. La forme du récipient est exactement comme un moule à savarin avec, au lieu d’un trou au milieu, une partie bombée qui sert de pierrade, c’est très malin. La serveuse apporte une petite bassine de charbon rouge et le met en dessous puis envoie l’assiette de viande, fruits de mers, un œuf, du céleri et des feuilles de choux chinois. Dit comme ça cela semble un bon repas mais en fait les quantités sont ridicules, cela reste amusant à préparer et la viande est bonne.

         Au retour, un dernier arrêt pour un dessert, du lait de soja et ma première bière du séjour, une petite canette de Singhua. Dans la chambre, la pièce principale est très spacieuse et la salle d’eau presque aussi grande, j’ai amplement la place d’y mettre mon vélo, ce qui est très pratique pour le nettoyer, on prend même notre douche ensemble. Je me couche vers 11h pour un réveil à …

 

Sixième jour :

         8h30, merde. En plus, je mets une heure à décoller, le soleil est déjà haut, j’entame le trajet torse nu et peut sentir la peau chauffer dès le premier kilomètre. Ma douleur au genou gauche réapparaît, elle est désormais permanente. Ca me casse dans mon élan, je ne suis qu’à mi-chemin de Bangkok et ce n’est pas un problème qu’on règle avec un massage aux huiles essentielles. La faim également arrive vite car je ne mange que des fruits au matin. Vers 11h30, je fais un stop dans un restaurant qui sert à nouveau le même riz sauté, je le commande, il est parfait, aux fruits de mer. En le dégustant, je commence à envisager de faire une journée de pause, après tout pourquoi pas, l’hôtel que j’ai dans le viseur pour ce soir est éloigné de la ville et au bord de l'océan. Si c’est le petit coin de paradis que suggère ma carte ça me semble le moment idéal pour reprendre mon souffle et reposer mon genou, et puis mon bras gauche aussi tant qu’à faire, toujours un peu tendu à cause du badminton, le poignet surtout. Ce soir je devrais être pile-poil à la moitié du parcours, mais j’ai encore 25km à faire pour atteindre le charmant petit café où je me serai arrêté pour écrire puis encore 20km pour trouver l’hôtel en question, à condition de ne pas me perdre. Si je peux me reposer un jour entier, faire un massage complet et trouver quelqu’un pour soigner mon genou, ça serait jouable. Sans ça, je ne sais pas si je pourrai aller jusqu’au bout sans tricher. Il se passe la même chose que durant mon premier voyage, ma peau du front et du nez prend le soleil de plein fouet toute la journée, j’ai tout d’abord des boutons qui apparaissent, puis la peau sèche et se craquelle pour finalement tomber, je fais peau neuve au sens propre. Pour le reste du corps j’ai les avant-bras marron, les mollets et les épaules rouges, le dos rosé et les fesses blanches. L’ensemble est assez peu réussi mais je compte bien harmoniser le tout pour revenir au bureau avec un look de paysan du Fujian. Je continue à longer la côte, je ne la vois pas mais je sais qu’elle est là, pas loin, je sens son odeur. J’arrive dans ce qui ressemble à un cul de sac mais est en fait l’entrée d’une zone militaire, malheur ! Je suis bon pour faire demi-tour et bouffer des kilomètres supplémentaires, d’autant que je n’ai pas vu de croisement depuis un bon moment.

         Que nenni, les gardes me laissent passer et sont même accueillants, c’est une zone d’entraînement. Arrivé au niveau d’un passage piéton, deux officiers font irruption de chaque côté de la route avec un petit drapeau rouge en main, j’ai juste le temps de me faufiler avant de voir deux bataillons armés jusqu’aux dents prêt à bondir traverser la route. Un peu plus loin, parmi la myriade de portraits de militaires plantés au bord de la route, se trouve celui du général De Gaulle posant aux côtés de Bhumibol, le roi Thaï de l’époque. Au bout de plusieurs kilomètres de plate traversée, je vois enfin le bout d’une ruelle, derrière le portail de sortie de la zone militaire. C’est un quartier animé qui se trouve là, je passe devant le deuxième salon de massage de la journée, mais il est encore tôt, j’aimerais bien en trouver un le soir, une fois posé. Pour l’heure, je fonce direction Sichon et sa plage, quand un vertige me prend, une sensation de dédoublement, comme si je ne contrôlais désormais plus mon corps qu'indirectement. Au bout d’une longue minute, je constate les symptômes d’une chute de tension : vertige, déséquilibre, perte de concentration, vision altérée, fatigue musculaire. J’ai intérêt à trouver vite fait un coin pour faire une pause, heureusement que je suis sur des petites routes tranquilles à ce moment là. Il y a souvent des tables et des bancs devant les magasins le long de la route, c’est le cas de cette épicerie que j’aperçois de l’autre côté, j’y achète du Gougougoulou (nom franco-cantonnais du Coca Cola prononcé à la va vite), des énormes chips de crevette maisons et un petit gâteau aux raisins secs. Le vertige met du temps à se dissiper, mais au moins je suis en position stable. Je n’ai plus que 10km avant d’atteindre la ville d’arrivée qui n’en est pas une, c’est la campagne et les quelques boui-boui que je croise de ci de là n’engagent rien de bon. J’ai peu de chance de trouver un hôtel dans le coin, mais une inespérée pancarte me fait mentir.  Je grimpe une courte côte pour arriver sur un terrain de graviers et les maisons/hôtels sont là, bien rangés. Décidément ce type de logement est tout ce qui plaît au touriste local. Durant ma conversation avec le maître des lieux, son chien me gueule dessus sans répit en se plaçant derrière moi, ce qui ne dérange pas le moins du monde mon interlocuteur, il faut que je manque de lui balancer un coup de tatane dans le museau pour que ce dernier s’inquiète de quelque chose. La chambre est probablement la plus nulle du séjour et parmi les plus chères, la proximité avec la plage lui donne tout loisir de gonfler les prix, même si le bord de mer reste à 1km. En cet endroit de la Thaïlande, les trois quarts des chaînes diffusent le même programme, ça semble être une chaîne d’information très officielle, une ou deux chaînes diffusent des films et c’est ce jour-là que j’ai découvert le doublage le plus WTF de l’histoire. Prenez la version américaine de Hatchi, celle de 2009 avec le beau Richard, débrouillez-vous pour trouver la version doublée en Thaï, c'est la poilade garantie.

 

Septième jour :

         J’ai bien dormi et me réveille tôt, c’est la première fois depuis le début du séjour que je combine les deux. Il est cinq heures passées, je mange tout ce que j’ai de fruits sauf une orange et mon infatigable sachet de dattes, c’est certainement l’élément le plus rentable de tout le voyage : le paquet m’aura coûté 4 RM acheté en début de séjour et j’en ai encore la moitié. Mon genou me fait à nouveau très vite mal, j’essaye de ne pas y penser, il est 6h quand je me mets à pédaler et déjà les boutiques sont ouvertes. Sans problème je retrouve la route 401 pour un arrêt petit-déjeuner, les fruits c’est bien, mais psychologiquement, ça compte peu. C’est ce jour que je croise mon premier panneau indiquant Bangkok, à 692km, il me reste une semaine, je suis large. Au lieu de me reposer une journée entière, j’envisage l’option journée allégée : faire un peu plus de 100km par jour, partir tôt et essayer de finir vers trois ou quatre heure pour profiter un peu plus. Mon genou a stoppé ses douloureuses alertes, je le chronomètre, comme de juste le répit est de courte durée, mais cela ne m’empêche pas de faire étape dans de chouettes endroits, même en restant sur la route principale. D’après ma carte, je suis parallèlement une ligne de chemin de fer et vais finir par la croiser pour faire étape dans une petite bourgade dont la place centrale est devant la gare. Sur la gauche de la route, un grand panneau indique « Thaï massage » cette fois-ci, je ne laisse pas passer l’occasion, il faut entrer sur une petite route en gravier qui descend, il y a deux maisons de particuliers et quelques voitures garées en bas du chemin. Deux chiens font irruption en me hurlant dessus, je mets mon vélo devant moi pour faire barrière, deux autres chiens les rejoignent, dont un qui se met sur le côté, je commence à reculer mais la pente en gravier m’empêche de me barrer. Il semble y avoir des gens, ça bouge un peu derrière les maisons, mais le temps des salutations n’eut jamais lieu. Je remonte la pente à pied en tenant mon vélo en direction des chiens, ils ne me suivent pas, je peux remonter et retourne, blasé, sur la route principale. Ce pays va finir par me faire haïr les chiens.

         Une fois le chemin de fer traversé, je demande ma route dans une boutique locale, la dame doit partir aller chercher son enfant à l’école, elle m’indique la route avant de me dépasser en voiture. La seconde attaque de chien est en fin d’après-midi à l’entrée de la ville-étape juste avant la charmante voie ferrée qui me vaudra une magnifique photo avec mon destrier en premier plan. Je roule à fond les ballons sur un bitume parfaitement tenu, je sais que j’arrive bientôt, une dame sort de sa maison au bord de la route avec un bâton en bambou pour se charger deux seaux sur le dos. Au moment où je passe, ses deux chiens qui étaient restés à l’intérieur partent comme des balles et me poursuivent de toute leur haleine, je suis déjà à pleine vitesse mais il tiennent la gageure et le cri de leur maîtresse a autant d’effet qu’un pet au vent. Je ne m’inquiète pas davantage car je ne pense pas qu’ils puissent sprinter comme ça bien longtemps et en principe ils ne sont pas censés s’éloigner autant du domicile, ils finissent par disparaître derrière moi mais tout de même, belle performance.

        Je finis par arriver en ville, il y a un grand marché de nourriture en plein air très accueillant, je retrouve ce gros poisson frit que j’avais vu à mon premier arrêt en Thaïlande. Ce doit être un plat national, mais le monsieur le vend à 150 Bahts et à emporter, je n’ai pas très envie de déguster cela dans ma chambre, d’autant qu’elle n’est pas terrible. Ce jour-là, j’achète des fruits, un petit plat complet enveloppé dans du papier et une part de pizza locale. Un café et une bière sur le chemin du retour à l’hôtel, le seul du coin, il est à côté de la gare. En fait, ce qui vient vraiment ruiner l’ambiance de mon lieu de repos, c’est la tête de lit Doraemon, avec le côté miteux de la chambre, ça donne vraiment une ambiance viol sur mineur. Par contre, j’ai un balcon et je peux même y mettre une chaise, c’est sympa si on fait abstraction de la vue sur terrain vague de derrière l’hôtel. Une erreur de manipulation sur mon téléphone et tous les albums que j’avais créés et sur lesquels je stockais les photos de mon voyage foutent le camp et impossible de les retrouver. Blazé, je ressors me balader une fois la nuit tombée. Les rues sont mortes, quelques scooters passent et une poignée de chiens errent ici et là, je me rentre. Il n’est que 9h30. J’aurai laissé traîner un début de roue crevée toute la journée et le lendemain matin celui-ci est à plat.

 

Huitième Jour :

         Je regonfle la chambre à air et pars en me disant que ça serait pas mal de régler le problème dans la matinée, je cherche un restaurant, histoire de faire d’une pierre deux coups, mais rien ne se présente. C’est au pied d’un temple que j’inaugure donc ma boite de rustines, c’est du bon, ça vient de Décathlon. Cela fait une éternité que je n’ai pas posé une rustine sur une chambre à air, mais je m’en sors bien, un petit caillou pointu avait causé la crevaison. Je prends en photo quelques reliques abandonnées du temple et rejoins la route 4112 en direction du nord. Un panneau indique une ville qui n’existe pas sur ma carte, je croise un chien mort de plus sur la route, celui-ci est une œuvre d’art, il a dû se faire percuter de plein fouet, il est allongé sur le côté, son œil est sorti de l’orbite et ne tiens que par le nerf, la gueule ouverte laisse sortir sa langue qui semble patauger dans quelques organes qui ont dû exploser sous le choc. Le tout baignant dans un sang épais encore frais.

         Aucune manifestation de mon genou jusqu’alors et ma vitesse de croisière a augmenté. Je ne suis plus qu’à un pignon du déploiement maximum de ma bécane, je sens les muscles de mes jambes plus solides qu’au début du séjour, cela fait maintenant une semaine que je pédale et la progression est palpable. J’ai pris de méchants coups de soleil dans le dos hier matin, donc aujourd’hui je sors couvert, une journée de repos pour la peau. A l’heure du déjeuner, je m’arrête devant une des centaines de petites boutiques en bord de route que j’ai croisées depuis le début du périple. L'une d'elle semble mieux pensée, en plus la tenancière interrompt son programme télé pour me dire bonjour, que demande le peuple. Je goûte à une pâtisserie locale accompagnée de mon habituel lait de soja aux graines de sésame. Il est grand temps de finir mes dattes, mini-bananes et oranges à la peau verte pour ensuite rejoindre la nationale 41 et c’est à nouveau le bordel. Fini les petites routes de campagne tranquilles, l’avantage ici est que la voie est large et le bitume bien passé, je fonce. Un abri providentiel se présente juste à l’instant où quelques gouttes commencent à tomber, j’y vois un signe du destin. Je fais demi-tour pour m’y abriter et deux minutes plus tard, c’est le déluge. D’énormes trombes d’eau attaquent la route et tout ce qui s’y trouve, même un poids lourd choisit de faire une pause. Il y a une lourde table centrale en bois sous l’abri, j’y appose ma monture, détache le petit sac pour l’utiliser comme oreiller et m’allonge sur la table. pour me reposer. L'humidité me donne un tel coup de fatigue que je trouve la couche confortable, je m’y sens bien, je m’assoupis et fait une bonne sieste. J’entends des voix derrière moi, probablement provenant d’une boutique, la pluie diminue, elle va sûrement repartir de plus belle mais ce serait pas mal de poursuivre ma route et trouver un vrai hôtel. Je passe en mode anti-pluie : exit le short, j’utilise la protection de mon gros sac pour le couvrir, mets mon petit sac dans le dos et enfile mon protège pluie par dessus. J’ai l’air d’un bossu en caleçon mais au moins je peux foncer tranquille. Il n’y a que les chaussures qui prennent. J’arrive à Sami, ma ville-étape, et tombe très vite sur le Love Hotel (qui n'est pas un love hotel), un établissement local comme je les aime, très bien tenu avec un prix correct. C’est dimanche, il est environ quatre heures de l’après-midi, place à la détente camarade. Après m’être posé, je fonce direction la supérette du coin pour des chips, des cacahuètes et des bières. Au moment de passer à la caisse, l’employée me dit « no » en pointant du doigt les horaires de vente d’alcool qui sont de 17h à minuit, il est 16h43. Je continue alors l’exploration de cette petite ville et tombe sur plusieurs petites boutiques d’alimentation qui se fichent des horaires pour enfin trouver mon bonheur, je rentre avec mon breuvage et quelques pâtisseries locales pour une bonne douche et glande.

         Pour les prochains jours, j’aimerais essayer de taper dans les 140-150 kilomètres par jour, si mes jambes se sentent aussi fortes qu’aujourd’hui, ça peut marcher. Il faut aussi que je mange plus, et un inventaire serait une bonne idée, une lessive aussi, et puis graisser ma chaîne de vélo, et enfin trouver un massage, mais pour l’heure c’est bières et cacahuètes en regardant des épisodes de Golden Boy. Savoir gérer l'ordre de ses priorités c'est important.

 

Neuvième jour :

         Deuxième et dernière semaine, je remercie le mec sous sa moustiquaire à l’accueil, lui rend les clefs et le laisse se rendormir. Il est 6h45 et je reprends la route 41. Les camions et voitures roulent déjà, les conditions sont bonnes pour faire de la distance, cette route s’éloigne de la mer, il commence à y avoir des montées et descentes, c’est plus difficile et motivant à la fois. Pour l’arrêt petit déjeuner je trouve un restaurant un peu plus cher que la moyenne mais j’ai du café local à volonté, j’adore le café Thaï, il est bien sucré. L’une des clientes est une militaire, elle semble se comporter comme si le restaurant lui appartenait et beugle des invectives et des blagues sur le même ton. Le personnel lui lance des rires jaunes, j'imagine cette triste dame comme un boulet collé à la semelle du restaurant et qui vient manger à l’œil tous les jours. Je me concentre sur mon assiette de nouilles. Je vois mes journées suivantes se dessiner au fur et à mesure que passent les panneaux Bangkok indiquant les kilomètres restant. Je franchis la barrière des 400 en milieu de journée, pas de stress, à ce rythme-là, même si je me limite à 100 kilomètres par jour j’arriverai à bon port.

         Sur la route se trouve une ferme d’élevage de crocodiles. J’aimerais beaucoup voir ça mais je ne prend pas le temps de m'arrêter. Je suis tiraillé entre foncer et faire plein de bornes ou bien rouler le matin et me reposer l'après-midi. Pour l’heure, j’ai surtout besoin d’acheter un nouveau carnet de notes. Je termine le parcours du jour sur une petite ville balnéaire avec un total de 147km parcourus et seulement trois attaques de chiens. Je trouve un charmant hôtel rapidement, il est sur la route qui mène à la plage. Juste avant le complexe se trouve un gros bulldog bien musclé qui garde un bâtiment, un poulet passe devant lui, il se lève et se précipite mais la chaîne métallique qu’il a autour du cou le stop net dans un bruit sec.

         A mon retour il décide de tester à nouveau la résistance de sa chaîne sur moi sans succès. Il pousse un grognement de frustration, juste en face de lui de l’autre côté de la route se trouve un restaurant de fondue avec les mêmes petits cabanons en bambous étalés sur un terrain vague. Si le chien parviens à casser sa chaîne ça sera un bain de sang, et d’eau bouillante. De retour au logis, je goûte le jus de pomme-ananas-carotte-orange trouvé un peu plus tôt, c’est pas mal, le Wi-Fi ne fonctionnes pas, il me faudra attendre une journée de plus avant de renouer avec le reste de l’humanité. Je trouve enfin mon premier massage Thaï près de l’hôtel en fin de journée. Une dame d’âge mûr au doigté très expérimenté s’occupe de mon cas, elle me fait souffrir des cuisses mais qu’est-ce que c’est bon, à la prochaine occasion, je tente le massage aux huiles. Pour me finir en beauté, j’applique le baume du docteur Siang-Pure trouvé dans la même boutique que le jus multifruits, c’est une copie conforme du baume du tigre : même couleur, même odeur, même texture, même pot de présentation, même application, même conseils d’utilisation et mêmes effets, bravo Siang-pure, tu as copié un produit Chinois. J’en mets sur toutes les parties de mon corps, oui là aussi, j’enfile mon pull et au lit. Une minute plus tard le frisson caractéristique du baume fait son apparition, j’ai bientôt une sensation très spéciale, toute la peau de mon corps est comme glacée mais il n’y a aucune douleur, ça ne fait pas mal mais c’est extrêmement dérangeant. J’ai déjà eu cette sensation localement, mais sur tout le corps c’est différent. Surtout que les effets ne se dissipent pas. Je frissonne sous ma couverture, je commence à avoir des visions du camp 731, j’avais l’impression d’être dans un simulateur de torture par le froid. J’ai dû attendre une bonne vingtaine de minutes mais le froid est toujours aussi intense, je balance la couette pour aller prendre une douche, je n’ai pas de gant pour retirer la matière sur la peau, je me frotte comme un con autant que faire se peut et reste un bon moment sous l’eau chaude, je suis en train de perdre du temps de sommeil. Au final j’aurai réussi à enlever pas mal de beaume pour atteindre un niveau acceptable d’effet kiss-cool et ainsi envisager un sommeil réparateur.

 

Dixième jour :

         Une énorme averse me réveille à 6h45, je commence à me préparer en pensant que ça va vite passer, je range délicatement le baume de Siang-Pure dans mon petit sac afin de l’avoir à portée de main pour m’en mettre sur le genou en cas de douleur. Il me faut attendre au-delà de 8h pour décoller, ce qui me retarde pas mal. La pluie se calme enfin, je retraverse la voie ferrée pour arpenter la route numéro 4, ma routine matinale est bien rodée : traverser les petites routes, s’arrêter manger un bon petit plat et rejoindre l’axe sud-nord pour avaler des kilomètres droit vers la capitale. Sur ma gauche je peux contempler les montagnes de la Birmanie. Les panneaux indiquent encore « Myanmar », sur un croisement une indication annonce la frontière à 12 kilomètres si je prends la route de gauche. J’ai très envie de voir ces montagnes verdoyantes de plus près, mais hors de question de me détourner de mon objectif principal, et je n'ai pas trop envie de tomber sur des représentants de la junte, je ne quitte pas la grande route. Mes jambes tiennent bon et ma peau résiste maintenant bien au soleil, il n’y a que mes poignets qui continuent à être douloureux, je suis souvent contraint de changer la position de mes mains sur le guidon pour atténuer la douleur. Comme je n’ai pas eu de connexion la veille je cherche un café de bonne tenue pour une halte. J’en trouve un en sommet de colline et publie ma collection « cadavres en bord de route ». Tous les jours j’ai droit à mon lot de créatures étirées sur le bitume. La journée s’écoule tranquillement, mis à part les camions de plus en plus fréquents qui me filent quelques frayeurs à l’occasion. Pour la première fois, je trouve un hôtel en bord de mer, la chambre coûte deux fois le prix de la veille : 800 bahts (environ 22 euros, quel scandale) et la plage est moche, c’est une étendue de vase sur une bonne centaine de mètres, on doit être à marée basse, je ne sais pas trop. La chambre est petite mais coquette, c’est un chalet en bois avec même un espace sur le perron pour exposer fièrement mon vélo et mes caleçons à sécher. Le soir, je trouve un coiffeur, le chien à l’entrée me gueule dessus, il est assis sur une table à côté de la porte d’entrée, sa laisse est suffisamment courte pour qu’il ne puisse pas en descendre. La patronne me fait comprendre qu’elle ne fait pas les hommes, je réussis à la convaincre car il faut juste me raccourcir de quelques centimètres, elle s’y met. Je pensais avoir droit à un lavage et un massage comme ça se fait pas mal dans ces endroits du monde, mais que nenni, elle attaque tel quel, je ne me suis pas lavé les cheveux et j’ai roulé toute la journée, ça sera une coupe aux cheveux sales.

 

Onzième jour :

         6 heures du matin, le soleil est déjà levé, il m’avait pourtant semblé qu’au début de mon voyage, il faisait encore nuit à cette heure-ci, étrange… je quitte le chalet pour rejoindre la ville de Kuiburi à 6 kilomètres à l’ouest. J’y prends mon petit déjeuner, devant moi passe un bus scolaire avec les portes avant et arrière restés ouvertes, sans doute pour aérer. A mon second arrêt, j’ai fait 50 bornes et il n’est que 9h30, j’aime ça. Une route annexe parallèle à l’axe principal longe la plage, elle me tente bien, je vais l’emprunter : elle me mène à l’entrée d’une petite ville balnéaire où je croise mon premier couple de blanc, puis un couple mixte, et un vieux monsieur accompagné d’une jeune indigène… puis un touriste d'âge mûr, plus loin un Starbuck qui en impose, mon dieu c’est un traquenard ! J’ai foncé en plein milieu d’une zone à touristes ! Je traverse à bonne allure pour ne pas m’y engluer et très vite l’ambiance change, des garages font leur apparition, des restaurants locaux, un ultime établissement à l’occidentale me fait du gringue : The Baguette, une boulangerie café. Je fais l’erreur de poser le pied au sol et d’y commander une omelette posée sur sa boule de riz, au vu de la portion c’est à l’évidence ce genre de restaurant où il faut aller lorsqu’on a pas faim. Un peu déçu mais pas surpris. Je vois beaucoup de blancs entrer et sortir, leur coin boulangerie est très bien fourni en revanche,  ils ont même du fromage et du beurre. Comme il n’est que 11h15 je ne m’inquiète pas, le soleil tape dur, ça promet encore du beau bronzage. L’averse du jour est timide mais laisse une large nappe de nuages qui couvre la route, un temps couvert est l’idéal pour ce genre de voyage, pas trop lourd, sec, avec une petite brise. Aujourd’hui j’ai appliqué un bout de bande adhésive sur mon nez car il souffre le martyre depuis une semaine, c’est la partie du corps qui déguste le plus. Avec mon haut de cycliste jaune poussin, mes cheveux au vent et un sparadrap blanc sur le nez ça me fait un look d’enfer. Il est trois heures lorsque ma carte indique une résidence de rêve non loin du café d’où j’exploite la connexion internet, mon cul me dit d’aller y prendre une chambre mais mes c…, mon cœur me dit de continuer jusqu’à ce que le soleil baisse. Jusqu’ici, je n’ai jamais vraiment galéré pour trouver de quoi dormir, chaque soir, j’ai fini par trouver un homestay et ils sont souvent aux trois quart vides. Je vais continuer afin de me rapprocher un maximum de la ville du péché et y arriver le plus tôt possible demain, j’ai mangé 132km et il me reste trois bonnes heures avant la nuit.

         J’ai commencé par longer le canal, il y a bien des panneaux, mais aucun des bleds indiqués ne sont sur ma carte, ou alors je ne regarde pas au bon endroit. Je ne sais pas trop ou je me trouve car l'application de carte a arrêté de me localiser, ce n'est pas bon signe. Je tombe tout d’abord sur une cérémonie de mariage dans un temple de village, nous sommes en plein après-midi et j’ai à l’évidence loupé l’épiphanie. Les gens se dispersent et montent sur leurs scooters et voitures, des anciens siphonnent de petites bouteilles assis sur un muret, je fais l’attraction avec mon maillot jaune. J’en profite pour demander mon chemin, on me dit que le seul endroit pour dormir se trouve à l’ouest, à l’opposé de la plage, zut. Je traverse à nouveau quelques villages et les chiens qui errent sur le bord de la route m’angoissent. Je ne sais jamais s’ils vont me sauter dessus ou s’ils s’en foutent, pas d’incident ce jour-là mais je suis clairement devenu un parano des canidés.

         J’en trouve un ! la famille assise devant les chambres et qui s’occupent de l’aspect logistique comptabilité et management de l’établissement me voit. La dame dégaine immédiatement son téléphone qu’elle ne fait que regarder durant d’interminables minutes, c’est un comportement qu’on retrouve aussi en Chine : vous vous adressez à la personne et elle sort son téléphone, naturellement vous pensez qu’elle va sortir un traducteur ou une application pour vous aider à résoudre votre problème ou accéder à votre demande. Pas du tout, ils vous ignorent totalement jusqu’au moment où ils vous faut vous manifester à nouveau et là ils prennent un air surpris comme s’ils vous voyaient pour la première fois, c’est très classe. Je lui réexplique de me montrer une chambre, ce qu’elle fit la bougresse : une première grande pièce vide constitue l’entrée, c’est assez inhabituel et beaucoup plus grand que d’ordinaire, s’en suit un couloir, une porte et à nouveau une pièce vide, au fond une ultime pièce vide et une terrasse, c’est un appartement vide… En reprenant la route je commence à baliser léger, le soleil baisse et je suis en pleine cambrousse avec ces putains de clébards tous les 200 mètres ! Ce qui est vraiment stressant avec les chiens, c’est qu’il est difficile de connaître leur réaction à l’avance, certains me prennent en chasse à vue, d’autres me regardent passer, mais les plus vicieux attendent assis que j’arrive à leur niveau l'air de rien et me sautent dessus par surprise. Il faut bien faire attention à les croiser à vive allure car en courant à pleine vitesse ils ne peuvent pas mordre, ils ont besoin de faire des mouvements de contrebalancement avec leur tête pour maintenir leur vitesse, par contre ils peuvent toujours se manger des coups de Salomon modèle randonnée pédestre, là encore bien faire attention à ne pas trop perdre de vitesse au moment des frappes, c’est tout un art.

         Je finis par atteindre une route bien faite, c’est bon signe, d’après mes estimations si je continue plein nord, j’arriverai sur un axe principal depuis lequel je pourrai rejoindre la route numéro 4, quitte à faire la route de nuit jusqu’aux portes de Bangkok (C’est ce que j’ai pensé à ce moment-là mais c’est une très mauvaise idée). C’est un charmant patelin qui s’offre à moi, un peu plus loin, il y a un terrain de sport en face d’une école et de l’autre côté de la route une boutique alimentaire, je m’y arrête pour des informations : pas d’hôtel dans le coin, la mère passe le relais à sa fille qui parle pas mal anglais pour son jeune âge. J’insiste un peu pour que l’on m’indique un endroit où dormir, elle me redirige vers l’école, la maman félicite sa fille pour la prouesse linguistique. Je stoppe mon destrier tout de caoutchouc et d’acier devant le perron, il semble qu’il n’y ait que des élèves et… des chiens… mais c’est pas vrai qu’est-ce qu’ils ont avec les chiens, c’est un animal sacré ou quoi ? Il y en a partout dans l'enceinte de l'école mais ceux là sont très tranquilles. En passant la tête par la porte de la première salle qui se présente je réalise qu’en fait ce ne sont pas des élèves mais des adultes et aussi qu’il s’agit d’un bureau. J’ai l’air au bon endroit, la demoiselle qui se retourne vers moi parles anglais, c’est magnifique, nous discutons de mon problème et c’est là qu’elle évoque le temple qui se trouve en haut de la colline juste derrière l’école. Elle me montre le message sur son téléphone, les moines acceptent de me loger pour la nuit, elle enfourche son scooter et nous nous y rendons, elle accélère tranquillement jusqu’à entamer la méchante colline qui va achever de me tuer les jambes. Une bonne grosse montée bien pentue avec la pression de ne pas lâcher la fille avant d’être arrivé au bout, j’ai à peine 50 mètres à monter mais les bornes de la journée opèrent leur reflux et j’arrive en haut hors d’haleine.

         Je descends de mon vélo mais mes mains restent accroché au guidon une longue minute le temps de cracher mes poumons. Ils discutent, l’homme passe un coup de de fil, elle me demande si l’endroit me convient : l’entrée du temple est constituée de quelques grosses marches, je ne sais pas exactement sur laquelle il faut enlever ses chaussures mais je sais de source sûre qu’il faut arriver au sommet pied nus. De toute façon j’oublie de le faire, une barrière en bois, puis une grande pièce à 3 murs constituent mon lieu de villégiature. Au fond une porte d’entrée donne accès à ce qui semble être une salle de prière ou je suis prié de ne pas aller. Sur ma gauche, un autel, sur la droite, le coin café : il y a une fontaine d’eau, une table avec différents cafés solubles, des fruits, des canapés en bois, l’un d’entre eux est pour moi. Les seuls trucs mous dans les environs sont des oreillers rectangulaires aux couleurs criardes, il me montre le coin café et débarrasse mon futur lit de fortune. C’est presque dormir à la belle étoile.

         La maîtresse décolle et me laisse entre les mains de celui qui n’est à l’évidence pas un moine, car pas rasé et porte des vêtements de ville, il a aussi la dégaine d’un type qu’il ne faut pas contrarier. Ce qui va à l’encontre de l’attitude avenante du moine de campagne. Il m’indique les toilettes, je les aperçois depuis la fenêtre du coin café, j’avais laissé mes sacs au pied des marches car ils sont très sales. Je repasse alors de l’autre côté de la barrière pour déballer serviette de bain et affaires de rechange, tandis que le gros se penche sur moi en écrasant sa bedaine sur la barrière et me baragouine son patois local. La technique du « no thaï » semble fonctionner, je me dirige vers les toilettes qui sont en fait une véritable salle d’eau à l’ancienne composée d’une pissotière, un toilette pas à la turque, un gros seau pour la chasse d’eau et une cuve pour la douche. Il me faut utiliser l’écuelle dans la cuve pour me laver, j’avais repéré les savons près du lavabo : toilettage rustique et efficace, je me change et ressort de là. C’est alors qu’un moine fait irruption, plutôt âgé, très aimable, il me demande de descendre d’un étage et m’ouvre la pièce du dessous, c’est semble-t-il une grande salle de cérémonie, le sol est en marbre, il y a du matériel audio, une machine à laver, des armoires avec des nattes et des oreillers. A la réflexion c’est sûrement des coussins que les moines utilisent pour s’asseoir, quelques marches et une estrade mènent à une pièce du fond ou beaucoup de matériel de cérémonie est entreposé à côté une salle d'eau. D’un côté de l’estrade se trouvent aussi une table et des chaises en bois très bien travaillées. Pas de vue sur les étoiles depuis ici mais un peu plus de confort et certainement beaucoup moins de moustiques. On m’apporte une grappe de bananes, du lait de soja au sésame, mon préféré ! Et une montagne de bouteilles d’eau est entreposée dans un coin de la pièce. Au bout d’un moment que j’avais finis de m’étaler, un autochtone pas plus moine que ma cousine entre pour me prêter une tente et me propose de le suivre pour aller dîner chez lui avec sa famille. Je prends le strict nécessaire et les suis sur ma bécane, la descente est agréable, nous retraversons le village jusqu’à la boutique familiale, à côté se trouve un fort joli café, j’apprends que le café et la boutique leur appartiennent, que mon hôte est le neveu de la maîtresse d'école, et que l’arrière-boutique est leur lieu de vie. Il y a même une pièce aux murs vitrés avec un piano, une guitare électrique et une guitare folk. On installe la table à manger posée juste derrière les rayons du magasin, la pièce derrière nous est une cuisine ouverte qui donne sur une rivière. Il n’est que 18h14, il me dit que la famille va manger dans une heure, je réponds que je peux attendre, mais finalement, nous commençons à manger tous les deux, les plats sont déjà prêts, ils attendent sous une cloche en aluminium posée sur une table annexe. La grand-mère nous apporte une assiette de riz chacun et se fend d’une omelette thaï et d’une barquette de frites et une de nuggets pour le blanc de passage. Je n’avais pas mangé de frites depuis des lustres.

         Nous discutons toute la soirée tandis que la famille regarde le tournoi de volley-ball, c’est l’équipe féminine allemande contre la Thaï, mon nouvel ami se prénommes Toy. Il va commencer la fac en août pour étudier les sciences, en attendant il profite de ses vacances pour aider sa grand-mère à tenir la boutique. Il fait du foot, du volley et du basket, il a la carrure d’un sportif et porte un maillot du Réal, il se rend parfois à Bangkok pour visiter ses amis. Je finis de me repaître comme un voyageur affamé et nous terminons notre conversation sur le banc devant la boutique. Il va bientôt faire nuit donc j’annonce mon départ, lui et sa tante veulent me raccompagner, ça tombe bien car je n’osais pas demander. Il sort cette fois-ci un scooter de puta madre du garage d’à côté, un modèle sport au design futuriste, il me fait signe de passer devant et m’éclaire la route. Les chiens n’ont pas du tout la même réaction quand ils entendent le moteur et se prennent des phares en pleine tronche. Ils déguerpissent de la chaussée aussitôt, sauf les deux qui gardent le temple : ils aboient comme des forains et manquent de nous sauter dessus à notre arrivée, c’est pour ça que je ne voulais pas rentrer seul. Le petit moine fait son apparition depuis la lourde porte du temple, constate que tout va bien, fait demi-tour et se rentre tranquillement. Je remercie Toy et sa tante avec un grand sourire puis regagne ma salle de repos. Pas le moindre moustique à l’horizon mais un gros insecte noir donc la forme fait penser à un scarabée avec de grandes antennes et deux cafards modèles XXL dans la salle de bain. Je suis finalement bien content que Toy m’ait prêté sa tente.

 

Douzième jour :

         Au matin mon téléphone indiques 5h30, j’en attendais pas moins au vu du confort, bananes locales, brossage de dents, je mets un bon quart d’heure à comprendre comment replier cette putain de tente deux secondes. Je prends le temps d’écrire une lettre à Toy et charge ma monture. Le vieux moine sympathique vient m’apporter une ration pour le voyage, je lui rends quelques fruits qu’il m’avait donnés la veille car j’en ai beaucoup trop, ainsi que des gâteaux au sucre que j’avais acheté. Je n’ai pas vraiment de cadeau à leur donner, mais je sais qu’ils ne m’en tiendront pas rigueur. Je fonce direction le magasin de grand-ma, elle est déjà levée tandis que Toy dors encore, elle va pour le réveiller, je lui tends ma lettre et lui rend sa tente, ils me souhaitent bonne route et c’est reparti.

         Je commence la journée en me paumant dans des ruelles boueuses du village, je suis bien en direction du nord mais c’est un cul-de-sac. Une dame en scooter se tient à côté de moi alors je demande la route de Bangkok, une voix grave sort de la cabane juste derrière, l’homme qui fait son apparition me confirme qu’il me faut rebrousser chemin. Je repasse devant l’école et le temple, cette fois-ci je retrouve la route numéro 4 qui vient mourir sur la nationale 35 et c’est elle qui me mènera tout droit au cœur de la Ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d'émeraude, ville imprenable du dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, généreuse dans l’énorme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville dédiée à Indra et construite par Vishnukarn, aka Bangkok. Au milieu de tout ce bordel, j’ai même repéré l’hôtel ou j’avais séjourné la première fois avec mes collègues durant un weekend  : Le Château de Sukhumvit.

         Au fur et à mesure que j’approche de la ville, les voitures et surtout les camions se font de plus en plus nombreux, sur les derniers 30 kilomètres, la route est insupportable. C’est le passage le plus désagréable du voyage, 30 kilomètres à vélo à côtoyer des poids lourds qui foncent sans se soucier d’un cycliste pas bien voyant, c’est long… Les effluves rances de la ville du péché se font sentir dès l’entrée sur la nationale, les piliers électriques viennent remplacer le paysage de campagne et l’horizon devient noir. J’arrive sans m’en rendre compte au bout de la route 35, c’est là que ça se gâte.

         Je prends la bifurcation suivante mais tourne trop tôt par rapport au pont qu’il me faut prendre, je passe en dessous, il y en a un suivant plus au sud, sur ma carte c’est un pont secondaire mais il est tout aussi imposant. Les ponts sont gigantesques, souvent ce sont des voies express qui entrecoupent des axes principaux et passent au-dessus de quartiers entiers. Il me faut donner le meilleur de mes fesses pour me hisser au sommet du pont mais la descente est un pur moment de plaisir pour un biker, je suis à pleine vitesse sur un bon kilomètre et demi et ça n’en fini plus de descendre. La vue sur la partie nord de la ville est imprenable, c’est un moment de flottement dans les airs avant de retomber dans les méandres de la circulation. J’ai ainsi franchi la rivière, celle-là même qui constituait le principal obstacle pour rejoindre le sympathique quartier de Sukhumvit, il y a même un panneau me confirmant que je suis sur la bonne voie. A chaque feu je me range derrière les scooters qui forment la première ligne de départ devant les voitures. J’arrive à me repérer facilement jusqu’à la station « On Nut », il m’aura fallu deux bonnes heures pour retrouver l’immense rue de Sukhumvit que nous avions pris en taxi avec mes collègues au retour du Pink Panther, sauf que cette fois-ci je peux passer entre les voitures tranquille. C’est un embouteillage permanent du matin au soir. Je repasse devant le centre commercial Tesco, je ne suis plus qu’à quelques minutes du Château, qui n’en est pas un, c'est un hôtel standard. J’engage l’ultime ruelle et gare fièrement ma monture devant le lieu susmentionné. Mon voyage est terminé, je l’ai fait : 12 jours de Kuala-Lumpur à Bangkok. J’ai déjà le prochain défi en-tête, en fait, j’ai déjà médité tout un parcours en Asie du sud-est jusqu’au retour à Canton. La grande difficulté étant le moyen de transport : comment conserver mon vélo d’un périple à un autre sachant qu’il s’écoule plusieurs mois entre les étapes ?

        Mais pour le moment, l’heure est au check-in. Je prends la clef et monte poser mes affaires. La configuration de la chambre est la même que lors du premier séjour, je n’ai pas la pêche à me rendre au Pink Panther comme je l’avais promis à mes potes. J’ouvre le sac contenant la ration que le moine m’avait donné ce matin, il en avait mis deux le bougre. Il est quatre heures passées quand je finis de manger, lessive, lit, wechat, je me prélasse un moment avant que le sens des responsabilités me rattrape : J’empoigne mon petit sac, y fourre mon petit passeport, mon petit téléphone et mon petit portefeuille pour aller faire des petites courses au marché. Je retrouve les ruelles que j’avais parcourues totalement bourré quelques mois plus tôt, rien n’a changé à l’exception d’un 7/11 qui a ouvert juste au bout de la rue de l’hôtel, ce qui m’arrange bien. Sur le marché local, je trouve des fruits, la vendeuse est très gentille elle n’essaie pas de m’arnaquer je fais donc le plein chez elle. Le vendeur de bières en revanche veux me la faire à l’envers ce qui me donne l’occasion de visiter le nouveau 7/11 pour une comparaison des prix, j’avais raison.

         De retour à la chambre j’ai la patate pour une descente au Pink Panther, je n’ai pas envie d’y aller trop tard, je n’aime pas trop les bars aux heures de pointe. Je prends mon vélo pour le garer à la station de métro en me disant que si je me fais voler le problème sera réglé. Huit stations pour arriver à Chit Lom, que je confonds avec Silom, je me retrouve dans  un quartier plutôt désert et il me faut un bon quart d’heure de marche pour réaliser que je suis paumé, un autre quart d’heure pour ruminer et retrouver mon chemin, et je localise enfin le bar tant convoité. Je repasse devant les petit escaliers du Pong bar ou nous avions été pour voir le show la première fois, ici le quartier est beaucoup plus animé et on peut entrevoir les danseuses des divers bars qui jonchent la rue en train de gigoter sur les tables et les podiums à l'intérieur. J’arrive enfin au pied des lettres en Néon roses du Pink Panther, lieu de villégiature du Wolf pack quelques mois plus tôt. J’ai un moment d’hésitation devant l’établissement, je suis un jeune mec tout seul, j’ai une barbe de deux semaines, un short de surf, un débardeur et un petit sac à dos aux couleurs vives, puis je regarde autour de moi et me dit que tout le monde s’en fout alors j’y vais. Le Pink est un établissement qui nous avait été chaudement recommandé par mon chef de service qui avait fait trois ans à Bangkok, c’est une grande salle avec des podiums de danse au centre et des tables autour, il y a trois ou quatre filles par podium qui tournent tous les quarts d’heure au moment où la vieille matrone frappe trois fois dans ses mains au rythme de la musique composée de remixes de remixes de reprises de musique de clubs. Il y a quelques filles assises à l’entrée qui vous souhaitent la bienvenue quand elles vous voient, d’autres sont assises à une table qu’il vous faut franchir pour aller se poser, elles attendent leur tour pour aller danser. Toutes les lumières sont roses. Ce soir il y a semble-t-il un genre de patron qui contrôle ce qui se passe, il donne des ordres aux matrones qui s’assurent du bon déroulement de la soirée. En général, quand les filles dansent mollement ça donne une ambiance un peu glauque, mais quand certaines décident de se mettre au sport ça pousse à la consommation. Je passe une bonne heure là à écrire en siphonnant des Heineken et regardant les clients aller et venir, il fallait que je revienne, c’était mon destin. Vient un moment où je décide de changer de place pour avoir une autre perspective,comme quand le professeur Keating demande à ses élèves de monter sur les tables. Sauf qu’ici celles qui montent sur les tables sont en talons haut et petite tenues, souvent à thème genre « écolières », « maillot de bain », « hôtesses de l'air » et je pense qu’elles appliquent un baume sur leur peau car elle sont toutes parfaitement mates et de la même couleur. Un japonais vient allumer sa clope a côté de moi, dans ce genre d’endroit on peut faire signe aux danseuses et elles viennent s’asseoir et se coller à vous. Souvent on peut aller plus loin mais mon chef m’avait dit qu’au Pink on ne mange pas de ce pain-là. Non loin, il y a aussi une rue pleine de bars réservés aux japonais, on étaient allés dans l’un d’entre eux la première fois, c’était sordide : des blocs de carrés VIP collés les uns aux autres, séparés par de fines barrières en bois, aucune décoration, un seul client au bar et le tout dans une démoralisante pénombre. Le client du bar, un japonais, nous avait tenu la jambe d’entrée de jeu, c’était peut-être le patron, nous n’étions pas restés. En fait je suis allé m’asseoir à l’endroit même où mes compères et moi avions élu domicile lors de notre baptême du feu, j’ai un gros ventilo dans la gueule et trois paires de fesses qui montent et qui descendent sous mon nez, de plus la table est beaucoup trop petite je ne peux même pas y ouvrir mon carnet de notes, on ne peut y mettre que des bières, j’en bois une et puis s’en vont. Quand il me faut rentrer, je réalise que j’ai passé plus de deux heures à écrire là-dedans, j’ai peur de louper le dernier transport, alors j’entame une course de fond jusqu’à la station. De retour à la chambre, je m’endors en me disant que demain sera la journée de repos du périple…

 

Dernier jour avant le suivant :

         Je quitte la chambre à midi moins une pour entamer une balade libre dans Bangkok, on peut faire ça pendant des semaines, cette ville n’en finit plus de tentaculer. Je me dirige doucement mais sûrement vers l’aéroport, en chemin je trouve un rayon de supermarché plein d’articles de massage, de baumes et de crèmes, je fais le plein de cadeaux pour mes collègues. Pour moi de la crème de massage à la banane pour les pieds, de l’huile de massage à la noix de coco et des savons, j’achète toujours des savons locaux en vacances. Ensuite, je m’en vais visiter le misérable quartier en face de l’aéroport, je trouve un magasin de glaces où je réfléchis à mon plan de séparation de vélo en sirotant une boisson au chocolat commandée au hasard car le menu est tout en thaï. Le premier parking de l’aéroport que je pénètre est par chance celui des stationnements long-terme, le personnel me dit d’aller plutôt le mettre dans l’espace deux roues qui est surveillé en permanence, je fais d’émouvants adieux à celle qui m’aura accompagnée depuis Teluk-Intan, (c’est une femelle j’ai vérifié) je l’attache à une barrière métallique et l’abandonne avant de me sauver à toutes jambes. Je prends quelques photos stratégiques afin de retrouver le lieu lors de mon retour après le rush de l’été : je suis agent du service des visas au Consulat Général de France de Canton, en Chine, et les vacances d'été c'est notre période haute, pas question de prendre des congés à ce moment là. A vue de nez je dirais qu’il y a 10% de chance de la retrouver dans trois mois. J’ai plusieurs heures à attendre et il n’y a pas grand-chose à visiter, alors je vais squatter au bout du terminal des vols domestiques, c’est plus calme. Je fais empaqueter mon sac à dos dans du film plastique pour le mettre en soute car j’ai très envie de ramener la dague que j’ai acheté le premier jour et ma bouteille d’huile de coco dépasse la quantité autorisée en cabine. Tout se passe bien jusqu'au premier contrôle des douanes, je percute que j'ai passé la frontière de la Malaisie à la Thaïlande par la terre et que ce n'est pas commun, mais le douanier me baragouine son thaï et appelle sa supérieure hiérarchique.

         Horreur et damnation, aucun contrôle n'avait été fait sur mon passeport lors de mon entrée sur le territoire thaï, ce qui pour la douane est une impossibilité, et pourtant c'est bien ce qui s'est passé! Je leur déroule les événements selon mes brumeux souvenirs, mais je sais qu'ils n'ont pas le droit de me laisser sortir si je n'ai pas de tampon d'entrée, et surtout il n'y a aucune trace dans leur système informatique. Techniquement je suis entrée illégalement en Thaïlande.

         En sortie de Malaisie quelques jours plus tôt, je me souviens avoir fait la queue avec les deux roues et le douanier avait tamponné mon passeport, c'est là la seule preuve de ma présence à la frontière ce jour-là. Ensuite j'avais suivi une route pour tous véhicules le long de laquelle une longue barrière bleue servant à masquer des travaux affichait les deux panneaux: Malaisie et Thaïlande avec des flèches directionnelles qui se regardent. Ensuite une petite côte à grimper avec un magasin duty-free sur le côté et ensuite l'équipe de bras-cassés de la douane qui était assise çà et là, je leur brandis mon passeport mais ils me font signe de continuer. J'emprunte donc une voie qui semble être celle des deux roues, tous les guichets de contrôle sont fermés, je débarque sur un parking avec une grille ouverte, je la passe, deux agents de douane me regardent, je les regarde, ça y est je suis en Thaïlande.

         Les douaniers de l'aéroport me disent de contacter le poste frontière en question, mais vu l'heure, c'est un peu tard, on est mal on est mal. Je retente le coup une deuxième fois à la douane en argumentant qu'ils ne peuvent me garder sur le territoire pour un simple oubli de tampon mais rien n'y fait. Ce n'est pas de ma faute mais la faute est sur moi, question d'habitude. Après tout c'est ce genre de situation qui m'a donné ce petit côté nihiliste que j'affectionne tant. Je goûte à l'amertume de l'amateurisme des autorités thaïlandaises puis contacte le numéro d'urgence du consulat de France. Le responsable du téléphone d'urgence ce soir-là m'indique avec toute la motivation d'un dépressif qu'il va "se renseigner pour connaître la marche à suivre", ça n'augure rien de bon.

         J’envoie un résumé de la situation à mon chef de service, il était en poste à Bangkok avant et aussi à un ami qui avait fait un semestre d'études dans la ville proche de là ou j'ai franchis la frontière, mais vu l'heure, je n'ai aucun retour. J’ai également loupé la dernière navette pour le terminal des bus de la ville et ce, à trente minutes près. Je dois attendre sept heures du matin. Je peux désormais aller me torcher avec mon billet d'avion mais bon c'est une version électronique sur mon téléphone et je suis dans un aéroport international, les toilettes sont toujours bien fournies. Premier réveil vers 4H15 pour la première fournée de passagers qui débarque, ensuite je dors par intermittence, la tête sur mon sac, allongé sur des bancs de chaises bleus.

 

Ce n’est pas fini y en a encore :

         Sept heures et c'est un nouveau départ, je suis fatigué et ça doit se voir, la navette me pose à quelques mètres du gigantesque terminal central des bus. Il y a des dizaines de guichets pour toutes les villes du pays, ma destination coûte mille bahts avec un départ à cinq heures de l'après-midi, ce qui fait neuf heures d'attente au milieu de ce foutoir. Je bascule sur l'option train pour laquelle je m'étais renseigné, le trajet est plus long mais départ à une heure de l'après-midi, avec possibilité d'un lit couchette. Seize heure de trajet tout de même, et une nouvelle aventure qui commence me dis-je pour essayer de me remonter le moral après que mon chef de service ait répondu à mes messages avec toute la délicatesse du monde en m'annonçant que je risque la détention. Je dois tout d'abord aller au bout d'une ligne de métro pour atteindre la gare des trains, un endroit très typique et au vu de la gueule des locomotives, je comprends la durée du trajet. L’achat du billet ne pose aucun problème, ni le plein de fruits et de gâteaux avec en prime un petit-déjeuner local. Je reste une bonne heure dans un café pour profiter du WIFI et recontacter l'ambassade de France à Bangkok qui contacte l'officier de liaison du consulat de France à Canton où je travaille, qui confirme que je dois me rendre au poste frontière que j'ai baptisé « le poste gruyère » et mettre au clair ma situation. Si les thaï décident de ne pas être coopératifs, ils peuvent m'arrêter pour présence illégale sur leur territoire. Je vais prendre mon train avec cette fois-ci le soutien de notre officier de liaison à Canton. Je n'ai plus qu'à monter dans le wagon numéro quatre du train 171 de 13H et imaginer tous les scénarios possibles de ma discussion avec les douaniers. 16H à ruminer, ça en fait des options. Dans ma tête, le seul moyen de prouver mon innocence, monsieur le juge, est qu'ils visionnent la vidéo-surveillance de mon premier passage. En regardant mes photos de vacances je constate que j'étais entre les deux frontières à 9h37 du matin. De mon côté j'ai donc : mon passeport avec le tampon de sortie de Malaisie au jour du passage et des photos sur mon téléphone du poste frontière ce même jour et l'heure exacte de mon passage en Thaïlande. Je mise sur le fait que leur négligence envers ma petite personne est due au fait qu'ils recherchent des individus aux profils plus suspects et qu'ils se fichent d'un blanc qui pédale avec un sac de randonnée sur son porte bagage. Le train est chargé d'histoire, on voit qu'il a beaucoup servi, pour rester poli, les contrôleurs déverrouillent les couchettes à six heure du soir, le train n'en finit plus de s'arrêter dans tous les patelins du sud du pays, je retraverse tout ce que j'ai fait en vélo, c'est blasant.

 

Dernier jour:

         J’avais mis mon réveil mais me suis rendormi, la deuxième fois, je consulte l'heure et mon arrivée est passée de trente minutes. En consultant la carte je vois que nous sommes en train de nous diriger dans une ville encore plus proche de la frontière. Je descends de la couche pour interpeller un agent qui passait sa chemise entre deux wagons, il m'indique que nous allons atteindre la ville de Hat Yai, ma destination, on a juste une demi-heure de retard donc, tout va bien.

         On débarque, je traverse les rails et tourne de longues minutes avant de trouver un 7/11, la ville semble calme mais assez pourrie. Dans ce genre d'endroit quand on entre dans un 7/11 on a l'impression de passer dans une dimension parallèle, tout y est propre, rangé, lumineux, immaculé. Le personnel est très aimable. Ils m'aident à charger ma carte SIM fraîchement achetée sur recommandation de Laurent l'agent de liaison du consulat de canton. En retournant vers la gare une agence de transport m'ouvre ses portes, c'est curieux je ne l'avais pas du tout remarquée à l'aller, peut-être venait elle d'ouvrir ses portes. Il m'en coûtera 120 bahts d'aller à la frontière en minibus. Apparemment ils sont habitués à avoir des clients qui veulent juste sortir et ré-entrer en Thaïlande. Je dit au personnel que pour ma part je ne veux pas revenir, il feuillette mon passeport et me dit qu'il comprend mais je sens bien qu'il a de la bouillie de riz dans la cervelle, une femme assise en face et un vieux monsieur à un autre bureau commencent à discuter ferme de mon cas. Je le devine car le vieux me pointe sans cesse du doigt ce qui a le don de m'énerver. Le premier homme, celui à qui j'ai lâché mon fric se lève et me demande à nouveau mon passeport, dans un état de nerf je m'énerve et lui dit de me déposer devant le poste-frontière et de m'oublier. Je mange quelques bananes et c'est déjà l'heure de grimper dans le van, par contre, l'attente à l'intérieur est interminable. Le véhicule finit par se remplir et la dernière passagère est une Thaïlandaise couverte de parfum de la tête au pied et qui se pose bien sûr juste à côté de moi, en tant que français j'ai l'habitude mais là quand même, elle dépasse la limite, je fais le trajet en apnée.

         Une fois sorti de la ville, le chauffeur se met à rouler comme un assassin en retard pour l'apéro matinal. Nous arrivons si vite que je n'ai même par reconnu l'endroit, le stress n'a pas eu le temps de monter par palier, il monte d'un coup. Tout le monde descend. Il y a trois gros tonneaux en plastique bleu près des toilettes, j'y jette à contrecœur ma magnifique dague que j'avais acheté à la vieille indienne le premier jour, je ne voudrais pas aggraver mon cas si les douaniers décident de fouiller mon sac. Je pénètre le bâtiment des douanes et c'est vite mon tour, l'officier feuillette frénétiquement mon document de voyage tandis que je commence à lui expliquer. Elle m'invite à la suivre dans le bureau administratif où m'attend le chef, c'est ce type avec un corps tout frêle est un ventre rond comme un ballon. Il dégage une odeur de chianlie ambulante, d'entrée de jeu il ne veut rien savoir. Je cherche à expliquer ma situation mais il reste sur le fait que sans tampon ni trace dans le système, je suis illégal, ce qui est vrai. Il menace de m'envoyer au commissariat local en joignant ses poignets pour que je comprenne bien ce qui m'y attend. Il me demande d'aller à la frontière suivante, la Malaisie et de faire annuler mon tampon de sortie, bel altruisme. Je sais qu'il va me falloir patauger dans une longue flaque de merde avant de peut-être obtenir ce que je veux. Il me tient par les monsieur ouille car je ne peux plus sortir ni d'un côté ni de l'autre. Je repasse un coup de fil à l'officier de liaison pour le mettre au courant de l'avancée de ma situation et prend le chemin du poste Malais. Sur la courte route je rattrape un sud-africain en mode vacances qui se fait un coup d'entrée-sortie. Il est embêté car les autorités Thaï lui demandent de rester au moins un jour en Malaisie avant de pouvoir revenir. C'est une mesure pour mettre des bâtons dans les roues de ceux qui font des allés retours, je lui explique à mon tour ma situation et nous arrivons au poste de contrôle.

         Ils nous disent de passer à un bureau annexe pour les demandes d'annulation, on y trouve trois officiers patibulaires au possible pour s'occuper de nos cas. Je passe en premier et me fait refouler, il finit par appuyer que les tampons Malais sont justifiés, qu'il n'y a pas lieu d'annuler ni l'un ni l'autre, ce qui est encore vrai. Mon collègue de galère à plus de chance, son tampon date d'aujourd'hui et donc sa demande est beaucoup plus crédible, il me faut rebrousser chemin. On se serre la main, lui m'explique qu'il vit en Thaïlande depuis deux ans et que les autochtones aiment bien se sentir respectés, qu'il faut bien joindre ses mains et envoyer des grappes de "kap" "kap" ce qui veut dire s'il vous plaît. Ce qui me fait vraiment peur à cet instant, c'est de me retrouver coincé entre les deux frontières pour une durée indéterminée et j'apprécie autant le respect que je déteste la lèche, qu'il s'agise de donner ou de recevoir. Je vais donc retourner voir mon agent Thaï, lui accorder une attention polie et garder les dehors de la courtoisie autant que fait se peut en essayant d'occulter le fait que j'ai affaire à une bande de branleurs dont j'ai traversé la frontière comme une passoire dix jours plus tôt. Je me représente à l'officier en chef, lui réexplique mon cas sobrement et lui prie de faire son possible pour régler mon problème en soulignant qu'il est le seul à pouvoir me sortir de là. Cette fois-ci il garde mon passeport et me tire une chaise un peu plus loin pour que je dégage son bureau.         

         Quelques minutes plus tard il me demande ce que j'envisage de faire, je lui dis qu'il me faut passer la frontière pour me rendre à l'aéroport Malais le plus proche et prendre mon vol pour retourner au travail demain matin. Il veut s'assurer que je n'ai pas l'intention de revenir en Thaïlande. Franchement c'est la dernière chose dont j'ai envie, mais je me contente d'un simple "non". Encore de longues minutes d'attente sur cette chaise puis il me tend un formulaire d'entrée-sortie de territoire comme on en remplit tout le temps dans les avions avant l'atterrissage.          Il me le fait remplir en intégralité, ensuite il sort solennellement une boite métallique couleur jaune marron sale bien rouillée fermée par un élastique. Il retire les scellés (l'élastique donc), puis ouvre la boite magique. Il en sort deux tampons emballés dans des petits sacs, l'un pour les entrées, l'autre pour les sorties. Je fixe tour à tour l'officier puis ses tampons avec une poker face sans faille. Il prend son temps, vérifie à nouveau mon passeport, il semble s'adresser à ses employés avec un certain dédain. Il balance des injonctions le nez dans mon passeport et les deux autres collègues ne semblent pas comprendre ce qu'il veut. Il finit par dater son tampon au 23 mai et frappe mon passeport avec, après avoir fait quelques essais sur une feuille de papier, il appose ensuite en bas du tampon la date du 21 juin, enfin il sort le tant attendu tampon de sortie qu'il configure à la date du jour à l'aide de son stylo. Au moins je pourrai dire que le chef des douanes de Thaï-Changlon à sorti ses tampons personnels pour me rendre ma liberté. Il prend le temps d'admirer son travail et me rend mon document de voyage. Je me fends d'un merci au prix d'un effort harassant, attrape mes sacs et sort sans demander mon reste. Le passage à la frontière Malaise se fait sans problème, bien que l'officier semble un peu contrarié d'avoir à me laisser rentrer. Une fois dehors j'ouvre la page avec mes nouveaux tampons et comprends que la date du 21 juin correspond au dernier jour de mon interdiction de territoire en Thaïlande. De plus, le tampon d'entrée en Malaisie ne me donne droit qu'à 60 jours au lieu des 90 ordinaires, ça devrait tout de même suffire pour aller prendre un avion et dégager de là. Je suis convaincu que le chef douanier a visionné la vidéo de mon passage au moment de mon entrée en Thaïlande le 23 mai car il ne m'aurait jamais tamponné sans broncher s'il n'avait pas vu de ses yeux vu que son personnel avait foiré.

 

 

Résumé de l'itinéraire de la galère:

 

Vendredi soir départ prévu à 22H pour le retour à la maison, stoppé à la douane. Je contacte tout ce que je peux contacter.

 

Minuit: nouvelle tentative de passage, à nouveau refoulé, loupage de dernière navette pour le terminus central des bus.

 

Samedi matin 7H: navette jusqu'au terminal, changement de plan, métro jusqu'à la station Mo Chit, puis toute la ligne jusqu'à la gare, achat du billet de train et départ à 13h.

 

Dimanche matin 6h32: arrivée à Hat Yai, voyage en minibus jusqu'à la frontière puis taxi jusqu'à la ville Malaise la plus proche, re-taxi jusqu'au quai de ferry menant à l'île de Lang kawi.

 

14h30: ferry jusqu'à l'île puis un dernier taxi pour atteindre l'aéroport. Achat du prochain billet pas cher pour canton, départ minuit et demi, arrivée lundi matin 4h40.

 

Je n'ai pas été en retard au travail, j'ai même eu le temps de raser ma barbe de deux semaines.